IV.
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Civimundi bouillonna tôt, ce matin-là. Quelques sirènes hurlèrent dans le lointain, et on annonçait une nouvelle manifestation en hommage à la mort du Commandus Magnus. Je n'avais plus le temps d'accorder d'importance au monde extérieure, à sa belle cruauté. D'autres enjeux accaparaient mon esprit.
La décision du Très Saint Magister fut validé dès le lendemain, lors d'une réunion extraordinaire réunissant les plus hauts gradés des armées et de l'Inquisition. J'y fus naturellement convié, afin d'exposer plus en détail mes idées et la façon avec laquelle je comptais les appliquer.
Le petit monde fermé, pieu et calculateur des instances pensantes de la Confédération débattit avec force arguments et exemples sur la validité ou non de l'envoi de force mêlées. Les Cinq Maréchaux, exceptionnellement rassemblés, s'appuyaient sur l'essence même de l'Inquisition. La nature des éléments évoluant au sein de celle-ci contredisait toute action d'équipes. A mon tour j'avançai l'importance du rôle de l'Inquisition et l'efficacité de ses serviteurs face à l'hérésie constituée par Socrate. Face à la violence de la menace, la réponse ne pouvait souffrir d'aucune faiblesse, d'aucun contresens ou interprétations douteuses sur la nature de la Confédération. Les impies seraient châtiés, sans la moindre once de pitié. L'épée de l'autorité se devait de trancher la force vive des rebelles.
Jurdard fut le premier à abonder dans mon sens. Il mit à ma disposition ses hommes. Presque aussitôt, Dernec'h approuva à son tour, suivit des trois derniers que je ne connaissais que de vue.
Eldward, Maréchal chargé de la flotte spatiale, engoncé dans une armure rutilante qui sublimait ses traits taillés à la serpe, son regard perçant et ses manières fraîches. Il accepta sans condition aucune le plan, et serait prêt à faire intervenir les croiseurs spatiaux si le besoin s'en faisait sentir.
Di Funto, Maréchal chargé des affaires maritimes. Il avalisa l'accord en l'assortissant d'une note similaire à celle d'Eldward. Son visage de quadragénaire dynamique tranchait avec l'âge avancé des décideurs. Je notai dans un coin de ma mémoire ce détail.
Wolson, Maréchal en charge du génie militaire, m'informa de la disponibilité de son corps d'ici à quarante-huit heure. Le meilleur de ses troupes pourrait intervenir rapidement pour mettre, si besoin était, Vladivostok en état de siège. La platitude de son ton n'avait d'égal que son regard apathique, mais la violence des scarifications qu'il avait imposé à son visage me dissuadait de le considérer comme placide. Il affichait son fanatisme envers le Dieu-Machine avec une évidence peu commune, et j'aurais pu sans mal le qualifier de dévot.
Face au monde militaire, le monde religieux semblait presque terne. Les représentants temporaires de l'Inquisition, dans l'attente de la nomination d'un nouveau Commandus Magnus, s'étaient sans surprise rangés à mon avis. La silhouette rabougri du co-légat Grant agita une main en l'air en signe d’approbation. Une main artificielle, saillie de composants mécaniques que les écritures de nombreux serments et prières avaient quelque peu terni. Son second, le co-légat Daïhan, se contenta d'un hochement silencieux, qui laissait luire deux implants oculaires verts émeraudes sous la pénombre d'une capuche pourpre rabattu sur une silhouette nettement plus massive. Leurs attitudes suggéraient sans détour l'origine plus religieuse que civile de leur tâche. Et dans le regard de Grant, je pus lire un mélange de curiosité mêlé de crainte. Le mot « abominable » devait également lui torturer l'esprit, à l'image de ces jeunes techno-moines que j'avais croisés, et dont je gardais gravé dans quelques souvenirs ténus les moues désapprobatrices malgré l'age juvénile qu'ils semblaient avoir. Inquisiteur forcé, je représentais une faction encore minoritaire dans les rangs de la Sainte Cléricature. Une faction qui considérait la loi au dessus de la foi, et le service du Dieu-Machine non comme une soumission, mais davantage comme une invitation ouverte à l'honneur. Un service fait d'actes et de gestes forts, pas de courbettes et de paroles au sens plus symbolique qu'utiles. Mais pour l'espace de quelques semaines, ces différences seraient aplanis. Et je pourrais compter sur leur soutien face au poids écrasant de ma mission.
La réunion fut terminée au bout d'une petite heure. Les détails techniques resteraient le soin d'un groupe de tacticiens et de cybernautes qui assureraient la coordination finale. Je n'aurais qu'à superviser les manœuvres d'un œil plus externe, pouvant éventuellement donner d’autres consignes d'ordre générale que ces hommes adapteraient aussitôt aux réalités du terrain.
L'opération de reconquête de Vladivostok débuterait soixante-douze heure plus tard.
— Et qu'allons-nous faire jusqu'au départ, maître ?
Flinn jouait distraitement avec un stylet gravé de figures végétales, taillés dans la masse uniforme de l'arme affûté. Le bruit strident de l'acier contre l'acier perturbait régulièrement le calme du bureau.
— Tu n'a vraiment pas la moindre idée de ce qui nous attend ?
— Eh bien … Les hommes vont être rapatriés vers les astroports, le matériel et l'armement sera embarqué sur des transporteurs et de grosses navettes …
— Des cargos, rectifiai-je.
— Oui, pardon maître, des cargos, reprit le jeune Naneyë d'un ton très naturel. Et puis les officiers embarqueront pour Vladivostok, vous à leur tête.
— Tu as oublié une chose.
— Les inquisiteurs ?
J’acquiesçai.
— Ils ne prennent pas les même transports de troupes ?
— Flinn, imagines-tu un seul instant qu'un homme comme le Major Beik serait à son aise avec les plus sages soudards de la Confédération ? Rappelles moi ce que sont en majorité les soldats du rang ?
— Des convertis, maître.
— Chasseurs et proies dans un même panier ne conduiraient pas à une fin très heureuse, ajoutai-je. Je considère avec beaucoup de respect ceux qui ont pu trouver leur salut et la paix intérieure sous le mandat du Dieu-Machine, mais ils ont perdu une part de cette humanité que les Inquisiteurs, eux, portent intact.
— L'amour ?
Je souris.
— Pas l'amour, mais la foi. La foi totale en ce qu'ils font. Et ils sont trop précieux pour les mélanger à de simples soldats. C'est pour ça qu'ils auront leurs propres transports et leurs propres quartiers. Et en parlant des Inquisiteurs, il y a un sujet que je souhaitais aborder avec toi.
Il cessa son jeu avec le stylet, et tourna son regard curieux vers moi. Sa mâchoire semblait s'être épaissie en quelques mois de présence sur Terre, mais je savais que c'était uniquement du à la richesse de son régime alimentaire.
— Quel sujet, maître ?
— Je n'ai pas connu d'autre apprenti que toi. Tu m'a souvent surpris, mais jamais déçu. Malgré nos débuts quelques peu chaotiques et la haine que tu portais à mon encontre … Non Flinn, ne secoue pas la tête, je sais ce que tu ressentais et c'était légitime. J'avais fait de ton père aimant un individu froid, transformé pour parti en une machine de guerre redoutable. Mais tu as pu passer outre, et je sais que ta fidélité à la Confédération est désormais acquise. Je voudrais te garder auprès de moi pour cette mission, mais j'estime qu'il est temps que tu fasses tes preuves auprès de tes frères d'armes.
— Vous souhaitez m'envoyer avec d'autres Inquisiteurs ?
— Exact. Mais je sais que quelques préjugés à mon égard -et au tien— courent parmi les rangs de certaines mouvances inquisitoriales. Tu n’iras pas avec n'importe qui.
— Le Major Beik ? Demanda-t-il avec une pointe d'espoir.
— Des confrères du major, précisai-je. Je n'irais pas jusqu'à dire des amis, mais des hommes qui partagent sa foi en étant relativement ouvert sur la façon de servir le Dieu-Machine. Ils ne te rejetteront pas, bien au contraire. Ils m'ont affirmé être ravi et honoré d'accueillir dans leur rang un jeune xeno.
— Nous reverrons nous, maître ?
— Il ne s'agit que de quelques semaines, Flinn. Le temps que tu fasses tes armes, que tu vois ce qu'il se passe au quotidien quand le seul instrument qui soit efficace est le rétablissement du culte mécaniste. Lorsque tu auras fait tes preuves, je te reprendrais à mon service, sois en assuré.
Il rangea le coutelas, et se présenta face à moi, me dépassant d'une bonne tête. Avec respect il s'inclina.
— J'écouterai vos consignes, maître.
— Je n'en doute pas, Flinn. Alors va préparer tes affaires. Tu intègres ta cohorte dans trois heures.