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Sujet : Rêves Mécaniques
21
--crazymarty--
Niveau 10
27 novembre 2015 à 13:42:34

IV.

7. ( 2 / 3 )

J'eus droit à quelques froncements de sourcils. Mais ni Inuë, ni Flinn, ni personne d’autres ne demandèrent la raison de ma fuite quelques minutes plus tôt.
— Nous aurons le plaisir de travailler ensemble, indiquai-je aux deux naneyë.
Inuë s'égaya.
— Voilà une excellente nouvelle, capitaine. Savez-vous à partir de quand ?
— Pas encore. Le Très Saint Magister n'a pas encore donné de date. La légion demandera sans doute quelques semaines de préparatifs avant d'être effective.
— La légion ? Alors le Très Saint magister … Les bruits de couloirs … Votre nominations.
— De l’esbroufe, répondis-je en secouant la main. Après tout, seul compte le service au sein de la Confédération. Peu importe le lieu ou le poste.
— C’est exact, concéda-t-il. Mais je suis quand même surpris.
— Il n'est pas encore temps pour moi de devenir Commandus Magnus, observai-je. Peut-être trop jeune. Et puis je pense que bien d'autres officiers peuvent y prétendre de droit.
La liste des possibles s'étiraient sur une centaine, peut-être bien davantage, de patronymes divers. Hauts-officiers, agents de tous bords, et même certains Inquisiteurs dont le nom n'évoquait chez moi qu'un visage embrumé de flou, sans détails.
— Et une charge aussi noble soit-elle n'est pas sans inconvénients. Les réceptions, la nécessité de rester sur Civimundi, le poids écrasant des responsabilités, reprit le lieutenant mécanisé.
Je hochai la tête.
— Pouvons-nous espérer nous revoir bientôt, capitaine ?
— Je n'ai pas d'obligations actuellement. Ce soir vous conviendrait-il ?
— Si le maréchal Jurdard me détache de mes obligations, je serais ravi de venir discuter avec vous.
— La villa que m'a offerte le Très Saint Magister est un véritable plaisir pour les yeux. Je serais honoré d'être votre hôte, Noble Seigneur.
— Un plaisir partagé, capitaine. Je vous informerais rapidement de mes disponibilités.
— Alors c'est parfait. Flinn ?
— Oui, maître ?
Le jeune aspirant semblait fatigué. De lourdes cernes soulignaient son regard franc, tandis que celui-ci n’exprimaient plus qu'un respect usé, tacite. Malgré l'armure, il se tenait légèrement voûté.
— Flinn, es-tu toi aussi libéré de tes obligations ?
— La Sainte Cléricature m'a cité à l'ordre méritoire, et de facto je suis devenu initié.
— Souhaiterais-tu revenir à mon service ?
— Bien sûr, maître. Mais ne craignez-vous pas …
— Le Très Saint Magister a clairement donné son aval. D'ici à quelques semaines, je te reprendrais avec moi. Et comme à Istanbul, le major Beik se chargera de ce que je n'aurais pas le temps de t'enseigner.
Il inclina légèrement la tête.
— Ce serait un réel honneur, maître.
— Pour moi aussi, Flinn.
La conversation ne s'éternisa pas. Nous nous quittions en bon termes, Cyrill m’accompagnant, Inuë et Flinn retournant auprès de leurs autorités respectives.

A la villa, rien n'avait changé. Le soleil hagard jouait avec les branches et les feuilles roussis, qui chutaient mollement sur la pelouse. Quelques gouttes, restes rare d'une rosée matinale oubliée, se détachaient parfois, irisées par la lumière découpée dans la canopée. Mon pas feutré frôlait les restes d'une nature à l'abandon, attendant l'hiver quand j'attendais la fin de la journée.
Il n'y aurait qu'un repas frugal. Deux couverts, pour Cyrill et Flinn, tandis qu'Inuë et moi-même nous contenterions de la vue et de du parfum de vins capiteux et de mets savamment cuisinés. Je regrettais un instant de ne pouvoir plus partager ces plaisirs. Un regret exacerbé par le souvenir d'Até, encore trop loin. Je devais faire les démarches nécessaires à son rapatriement. Il me faudrait l'accord du Très Saint Magister, même si je ne doutais pas qu'il accepterait la venue de ma femme. Le doute restait néanmoins permis après la houle des questions soulevées ce matin. Une houle repartie avec la marée des heures passantes, mais toujours présente, au loin, dans l'image fantomatique dessinée par un seul nom.
Malgré la victoire, Socrate rôdait. Je sentais ses aiguillons tancer régulièrement ma conscience. Les nuits, redoutables bastions de la veille accrochée à la lueur d’une bougie, d'un hologramme, d'une stratégie militaire révisée pour une énième fois, les nuits étaient ses passages favoris. Des instants de purs doutes dont il se délectait avec avidité, puisant dans mes incertitudes la matière de ses attaques. Je luttais en silence, trop conscient de son existence informelle, délicate et enracinée à la fois. Toutes les nuits, la partie était rejouée, les mêmes enjeux au combat qui se livrait jusqu'à l'aurore. Alors il refluait, aucun de nous ne gagnait totalement. Il sourdait sinistrement. Il faudrait que j'arrive à mettre un terme à ses gesticulations. Tout aussi définitivement que le refus du Très Saint Magister avait été clair. Tout aussi clairement que le refus du Très Saint Magister y était intimement lié. J'en étais convaincu.

--crazymarty--
Niveau 10
27 novembre 2015 à 13:43:03

IV.

7. ( 3 / 3 )

La nuit tomba avec la même douceur. La journée morne fut remplacée par une convivialité étrange, bien loin du cérémonial de nos habitudes de militaires. J'avais eu du mal à imaginer Inuë attablé, dominant la scène de son regard de cyborg, dépassant l'assemblée de plus d'une tête. Il ne riait pas, se contentait de sourire timidement par moment, pour signifier son enthousiasme. Je ne savais pas si c'était là un effet de sa Conversion ou bien l'attitude naturelle d'un chef de meute qui persistait au delà de la mécanisation, mais j'en restais troublé.
Flinn discutait avec une nonchalance toute aussi naturelle de son expérience au sein de la Sainte Cléricature. L'engagement moral des Adeptes l'avait fasciné, cette capacité à agir et à penser en accord avec une seule règle, celle de la Sainte Docte, n'admettant aucune concession. Cyrill haussait un sourcil de temps à autre, face aux approximations fréquentes dont usait mon disciple. La rectitude de mon aide de camp acheva de le rendre silencieux, troublant le repas en un cliquetis de couverts et de bouchées dégluties sans joie, sans hâte.
— Et sinon, Noble Seigneur, quelle est votre mission actuelle ? Tentai-je de relancer.
— Le Commandus Magnus m'avait assigné à la charge des cybernautes, et je n'ai que très peu vu le terrain depuis mon arrivée. Mais je dois bien avouer que je m'en suis accommodé sans trop de mal. Nous avons beaucoup discutés et échangés sur les technologies et les échanges possibles dans ce domaine.
— J'en ai entendu parler, concédai-je. On m'a évoqué un système de navigation interstellaire très avancé que vos ancêtres utilisaient voilà des milliers d'années. Et puis, en moins de dix ans, plus un seul voyage spatial...
— C'est l'histoire de mon peuple, capitaine, qu'il faudra que je vous raconte.
— Nous avons toute la nuit.
— Dans ce cas...
Inüe aplanit quelques plis rebelles de sa cape, ses deux énormes avant bras chuintèrent. Ses doigts mécaniques s'agitaient doucement, au rythme de la complexité d'une musculature artificielle et rigide.
— Il y a tellement de choses, mais puisque vous parlez de la technologie des voyages spatiaux, commençons par cet angle. Pour la majorité, ils ne s'agit guère plus que d'une légende . Nos aïeux la racontent depuis déjà très longtemps, et sans les traces écrites que nous avons pu vous faire parvenir, nulles doutes que cela ne serait pas allé plus loin.
Inuë s'interrompit, sourit.
— C'est tellement improbable. C'est très étrange d'en parler ici, avec vous. Il y a quelque chose de dérangeant. Vous devez me prendre pour un imbécile heureux, capitaine.
— Poursuivez, ordonnai-je.
— Excusez-moi. Il y a de ça plusieurs milliers d'années terrestres, entre dix et quinze pour donner un ordre d’idées compréhensibles, nos ancêtres voyageaient dans l'espace grâce à une technologie très sophistiquée, décrite aux travers de ce que nous nommons des tablettes. En substance, celles-ci expriment une série d'équation et de mise en application pratique de voyages instantanés d'un système solaire à un autre, jusqu'à des distances de plusieurs milliers d'années-lumières. Ils auraient ainsi traversés la galaxie, celle que vous nommez Voie Lactée et nous la Grande Harmonie. Des dizaines de mondes furent conquis, des peuples extraterrestres mis à terre, pratiquement en esclavage. Nos ancêtres étaient de grands guerriers et de fiers conquérants, tandis que leur science et leur savoir été immense. Avec ironie, on pourrait trouver certains points de comparaisons avec d'anciens peuples humains. Les Vikings et les Inuits par exemple.
— Simple coïncidence ? Osa Cyrill.
— Absolument pas. Aussi peu probable que cela puisse paraître, la planète qui vous abrite du être colonisé. La richesse du sous-sol constituait en soi un motif suffisant pour cela. Une mission d'exploration fut envoyé, avec une trentaine des nôtres à bord de vaisseaux de reconnaissance. Hélas, suite à une grave avarie, la flottille s'est écrasée sur la planète. Nous sommes à peu près certain qu'il s'agit de la zone couverte de glace qui recouvrait alors une bonne partie de l'hémisphère nord. Mon peuple, malgré la promesse de richesses conséquentes, a du se résoudre à ne pas y retourner.
- Et pourquoi donc ?
- J'y reviendrais plus tard, en détail. Pour en terminer sur ce qui concerne les voyages spatiaux, j'ajouterais simplement qu'une partie de la technologie et des appareils de bord furent retrouvés par les peuples nordiques, transmettant par un heureux hasard une certaine forme de connaissance qui est arrivé jusqu'à vous.
— A quoi pensez-vous, Inuë ? Lui demandai-je.
— Il serait trop simple de tirer des conclusions hâtives, mon capitaine, mais ceux que vous appelez les dieux du panthéon scandinaves m'y font songer. Si certains noms font explicitement référence à nos ancêtres, trop peu ont eu une influence notable pour devenir important. Mais il est quasiment sûr que les ancêtres des peuplades du nord de l'Europe aient pu apercevoir des formes d’hologrammes, peut-être même percevoir les restes de certains vaisseaux de largages. Tout ceci reste hypothétique. Il faudra sans doute des années de recherches pour avancer et étayer toutes ces suppositions. Il y aurait tant à dire, des heures durant, sur cet épisode. Tant de noms de chefs de guerre et de planètes qui n'existent plus que sous forme de souvenirs parmi nos sages. Tout cela est devenu inaccessible, j'en ai bien peur.
— Laissez le temps au temps, coupai-je. N'aviez-vous pas dit que vos ancêtres avaient suspendus les vols ?
— C'est exact, mon capitaine. Suite à l'extension à outrance de leur emprise sur un nombre croissants de systèmes planétaires, une autre race est apparue. Dans notre langue nous avions nommés des Ouhl'ouam. Pour vous, c’est un terme approchant celui de « justiciers ». Une race d'hybride pour ce que nous en savons, qui a incité nos ancêtres à se retirer en quelques années vers notre monde originel, bannissant les technologies du voyage de nos capacités.
— Qu'est-ce qui aurait pu pousser vos ancêtres à agir ainsi ? Cela n'a a priori aucun sens, commenta Cyrill.
— Je pense qu'il ne s'agissait pas d'un choix, mais d'un ultimatum de la part de cette race. Un marchandage qui a contraint notre race a reflué, sans quoi elle aurait probablement disparue. Là encore, d'autres vielles légendes parle de cette race, qui serait passé rapidement sur Alioth. Une race qui rendrait l'ordre inexistant, détruisant tout sur son passage et ne laissant à subsister que des morts. Des morts et des ruines fumantes. Plutôt que de voir les Naneyë condamnés, la technologie effacée constituait une garantie sûre de ne pas recommencer cette expérience par le futur.
— Mais personne n'est revenu.
— En effet, personne n'est revenu. En revanche, le poids des traditions d’une société hiérarchisée, dominante, qui se retrouvait à ne plus compter que sur elle-même et une race mis en esclavage, encore trop sauvage pour obéir, ce poids-là fut un frein suffisant pour que rien concernant les voyages ne puisse plus être tenté. Des siècles et des millénaires ont passés. L'art est devenu plus important que la science, et seul l'ingénierie des bâtisseurs ont survécu. La cité dans laquelle vous vous êtes posés lors de notre première rencontre est un témoin définitif de nos reliquats de savoirs. Car même ces cités ont péri.
— Elles paraissent si nettes, comme si tous les habitants étaient partis la veille.
— Pourtant, les plus récentes ont trois à quatre mille ans. Elles n’abritent plus personne depuis près de cinq siècles. La population déclinant, les souterrains nous convenaient mieux que les hautes tours peu pratiques à l'usage. L'art a pris des proportions inimaginables. Vous avez pu apercevoir les fresques qui couvraient la coupole ?
Le souvenir de couleurs et de formes insaisissable m'envahit. Je revoyais les lignes et la finesse des traits, des visages sublimés, un or particulier dans le regard, capturé vivant.
— Parfaitement, Noble Seigneur. De purs chefs d’œuvres.
— Considérez-les également comme de simples crayonnages en comparaison de ce que furent nos arts à leur apogée. Notre peuple dépérissait et s’avilissait. Sans les traditions qui nous firent renoncer à reprendre la voie des étoiles, nous ne serions déjà plus qu'une espèce de carnivore rongeant du gibier comme les animaux que vous décriviez, ici, sur cette Terre.
Il se leva, fit quelques pas dans la luxueuse salle à manger. Son pas puissant faisait craquer les lames du parquet comme autant de notes abîmées.
— Voilà une partie de cette histoire, mon capitaine. Elle n'est pas heureuse, et d'une certaine façon, elle est le reflet de l'âme des Naneyë. Bénis sois le Dieu-Machine d'avoir pu m'extraire de ce carcan nostalgique pour retrouver l'esprit des conquérants.
— Lieutenant, pensez-vous que cette race des justiciers puisse revenir un jour ?
S'il fut surpris par ma question, il n'en montra rien.
— Je ne pense pas, mon capitaine. Le savoir technologique fut maintenu des siècles durant, et même sans les voyages spatiaux, notre société devait être riche de connaissance et de pratiques relativement similaire à celles qui existent sur Terre.
— Oui, sans doute, déclarai-je d'un ton atone. Cette histoire demeure intéressante, en tous cas.
— Une invitation pour la Confédération à ne pas ménager ses efforts, maître ? Proposa Flinn, qui avait tout suivi d'une oreille attentive.
— Probablement.
— Pensez-vous qu'il faudra en tirer une leçon ?
— Si leçon il y a, c'est celle de ne pas renoncer. Le Dieu-Machine écrasera les obstacles qui se dressent devant ses serviteurs, soyez en assurés. Et ce n'est pas prêt de s'arrêter avec cette nouvelle légion que va constituer le Très Saint Magister.
— Avez-vous eu d'autres informations en ce sens, capitaine ? Demanda Inuë.
— A part le fait que j'en serais le chef et que vous m'y rejoindrez, non. Le Très Saint Magister souhaite monter ce projet rapidement, en espérant que nous pourrons agir concrètement sur le terrain. Si une autre mission d'observation sur un monde extrasolaire se profilait, il serait intéressant de l'y joindre.
— Et vous ? Comment envisagez-vous ce corps, maître ?
— Une armée de soldats-inquisiteurs. Des serviteurs fidèles jusqu'à la mort, habile et rusés. Les meilleurs éléments de la Confédération, pour les missions les plus difficiles. Combattre l'hérésie comme ce que nous avons vu à Vladivostok en ferrait partie, mais très sincèrement, j'espère quelque chose de plus … spirituel.
Cyrill, silencieux jusqu'alors, sorti de sa réserve.
— Le sang versé est trop tiède, capitaine ?
Inuë souleva un sourcil, Flinn également. Le ton employé par mon aide de camp les dérouta.
— La foi n'attend pas de pitié. Je suis surpris que tu restes aussi cynique là dessus, Cyrill.
— Je ne peux qu'approuver une telle ambition, répondit-il en retrouvant son sérieux. Je serais le premier à argumenter dans le sens d'une fusion partielle des armées et de la Sainte Cléricature. La Confédération en a terminé avec les grandes batailles terrestres. L’univers sera notre avenir.
Je haussai les épaules.
— Nous serons fixé rapidement, dans tous les cas.
Il hocha la tête, Inuë et Flinn également.
La conversation dériva vers des sujets moins spirituels. Lentement, la soirée s'acheva, jusqu'à ce que je raccompagne mes hôtes jusqu'à ma voiture. Le chauffeur les prit en charge sans mot dire. J'observai le véhicule s'éloigner dans l'allée, restant au milieu de la nuit un long moment, le regard vide, les bras ballants.

--crazymarty--
Niveau 10
29 novembre 2015 à 23:18:40

IV.

8. ( 1 / 3 )

Socrate, vicieux, sali par l'usure et la dureté de l'attaque, qui cette nuit encore serpentait en feulant entres les arbres du domaine. Son regard mauvais accrochait le mien, agressif, déterminé.
— On dirait que j'arrive à prendre pied dans ta réalité.
— Va-t’en !
— Sinon quoi ? Tu me chasses ? Drôle de partie, Gregor. Avant, il fallait que tu ailles très loin pour me trouver. Mais aujourd'hui, que te reste-t-il ? Pas l'ombre d'une zone de calme.
— Vladivostok a été détruite.
— La ville et les hommes. Pas les idées. La résistance semble trouver une revanche en ce moment même. Tu n'as jamais été si faible et si puissant à la fois. Si dépendant et si autonome en temps que Confédéré. C'est une véritable petite révolution que tu comptes mener, dis-moi ?
— Tes idées ne m’intéressent toujours pas, contrai-je avec aplomb
— Je ne cherche même plus à te convaincre. Tu t'es perdu tout seul, et qu'as-tu gagné ? La place que tu convoites si secrètement depuis des années t'a été ôtée. Quel dommage, Gregor … Toi pourtant si brillant. Tu m'aurais écouté, Oddarick mourait à la place de Keller, et c'est toi qui serais devenu le nouveau Magister. Tu aurais modelé le monde à ta guise, à celle de la masse des libertaires.
— Tu sais que c'est à cause de toi, sale abomination.
— Tiens tiens, joli terme. Tu recycles les piques que l'on t’adresse ? C'est si agréable d'être mis au ban des accusés ?
— Tu ne tiendras plus très longtemps, Socrate.
Il ricana. Je fus saisi d'effroi.
— Nous répétons les mêmes scènes depuis des semaines. Mais ce soir, tu va devoir apprendre à vivre avec l'échec. Un échec que tu as préparé seul. En faisait le mauvais choix, tu risques bien de tout perdre. Liberté et honneur. Loyauté et devoir. Et que dire d'Até ?
— Laisse là tranquille, grondai-je.
— C'était juste pour la forme, détends toi Gregor.
Il se tint silencieux, chantonna un air qui m'était inconnu.
— Les enjeux te dépassent de toute façon. Même si c'était une volonté de mon créateur, je ne comprends toujours pas ce qui a pu le motiver à vouloir te rendre acteur de ton propre rôle. Je te trouve déjà bien piètre spectateur. Enfin …
Il s'éloigna dans le parc. Suffisamment loin pour que je ne distingue plus qu'une silhouette mouvante, à peine esquissée.
— Ou vas-tu Socrate ?
— Faire une sieste. Ce n'est pas encore l'heure d'agir. Mais ne t'inquiètes pas, je te ferrais signe.
Une rafale balaya la pelouse. Longtemps après, je restais là, épiant son retour. La nuit l'avait avalé, et de dépit je rentrai dans la villa.

Cyrill m’accueillit suspicieux.
— Tu étais où ?
— Dans le parc. J'attendais. Je n'ai pas vu l'heure passer.
— Dis plutôt les heures. Cela fait quatre heure que tu es sorti. Je t'ai observé et je …
Son regard changea. Un trait de colère rendit ses implants oculaires rouge grenat, ses traits se déformèrent légèrement.
— Je sais quel petit manège te ronge. C'est Socrate, n'est-ce-pas ?
De dépit, je hochai la tête. Il fixa le plafond et soupira.
— Gregor, nous venons de détruire une ville pour une rébellion lancée par une I.A. Et cette même I.A est en train de te tourmenter à nouveau. Elle a tué le chef d'état major de la Confédération. Elle attend une occasion de passer à l'action dès qu'elle le peut. Et surtout elle séjourne en toi. Elle t'utilise comme un substrat. Elle est en train de te pourrir de l'intérieur Gregor.
Cette fois, une expression de pitié passa sur son visage.
— Je t'ai haï, mais maintenant je t'aime comme un frère. J'admire ton courage et ta loyauté. Mais j'ai peur que tu ne puisses plus rien contrôler. Tu es au repos pour le moment, et si tu devais en tuer un seul dans ta folie, je serais là. Ma perte ne signifierait rien, mais ton acte serait tragique. Je peux te couvrir, je veux bien accepter de me taire encore un peu. Mais si jamais tu venais à franchir le pas de trop …
Je souris, l'oeil embué de larmes.
— Je serais là Gregor. Pour te tuer ou te convertir de force. Je t'en fais le serment.

Il ne me laissa pour seul choix que la chambre, et le cocon de stase qui allait avec. Longtemps, ses paroles résonnèrent en moi comme une évidence coupante, terrifiante. Il avait vu, sans doute assisté à mes élucubrations. Pire encore, peut-être avait-il senti le Rezo vaciller autour de moi, dégageant une forme de malfaisance poisseuse qui devait me rendre aussi présentable qu'un pestiféré.
Il me connecta avec douceur aux câbles, mais une tristesse amère rendait ses gestes trop froids, trop machinaux. La particularité de notre relation semblait avoir souffert de cette révélation, ce qui n'était qu'un effet logique et encore acceptable. Mais je ne doutais pas de la réalité de son engagement. Le jour où Socrate me rendrait totalement inapte à être loyal à la Confédération, je pouvais compter sur une action rapide et discrète de sa part. Sans doute avait-il reçu quelques consignes du Très Saint Magister en personne. C'eût été le prolongement logique des révélations de tous bords que j'avais vécu depuis le début de l'année. Et mes actes récents ne faisaient plus seulement de moi un héritier possible. J'avais pris le statut d'adversaire latent.
Un sommeil sans rêve me plongea dans une douce routine de processeurs. Pas de Socrate, plus de Confédération. Seulement cette quiétude de l'âme, la semi-conscience des mises à jours et des parcours de données, des ersatz de rêves qui emportaient mes tourments dans un endroit plus froid, plus logiques, les transformant en une suite de données codifiées. La paix cybernétique m’apaisa jusqu'au matin.

--crazymarty--
Niveau 10
29 novembre 2015 à 23:19:39

IV.

8. ( 2 / 3 )

Ce fut une bonne surprise qui m'attendait au réveil. Le soleil murmurait déjà sa complainte dans la brume naissante, quelque part entre l'aube et les premières tiédeurs du jour. Une surprise que je découvrais en forme de message, une invitation à rencontrer plusieurs hauts dignitaires qui tenaient à me féliciter personnellement pour mes actions sur Vladivostok. Dans la soirée, une réception devait également avoir lieu, bien plus officielle cette fois. Toute l'élite de la Confédération profiterait de l'exploit pour oublier encore un peu les obligations en tout genre, une nuit de plus. Une nuit de trop sans doute.
L'entrevue étant fixée à neuf heure trente dans un appartement cossue au centre de Civimundi, je m'habillai en conséquence. Le serviteur mécanisé vint m'aider à enfiler une cape souple, astiqua soigneusement les parties cybernétiques de mon visage, ajouta mes décorations. J'avais décidé de garder une barbe longue de quelques millimètres, qui me donnait un air à la fois sévère et franc. Cyrill surgit au cours des préparatifs, un sourire en coin. L'altercation de la nuit semblait oubliée.
— Une réunion avec le Maréchal Jurdard ?
— Tout à fait, observai-je. J'ai reçu la confirmation ce matin. D'autant qu'il ne sera pas seul, et qu'un certain nombre de hauts officiers seront présents.
— Quel en est le motif ?
— Me féliciter pour la gestion de la situation à Vladivostok. Un préambule à la cérémonie officielle de ce soir. Je pense qu'un certains nombres de points techniques seront évoqués.
— Dois-je t'accompagner ?
— L'invitation ne précise rien. Je pense que la présence de mon aide de camp favori pourrait être un luxe compréhensible, qu'en dis-tu ?
Il réajusta sa cape, la fibule l’agrafant tinta délicatement.
— Je pense que ce n’est même pas discutable. Même si je dois rester sur le pas de la porte.
— C'est une réunion tout ce qu'il y a de plus banale, Cyrill. Je ne voudrais pas te forcer.
Il souleva un sourcil, puis un sourire plus piquant.
— Oh mais, ne t'en fais pas. J'ai appris à survivre à tes caprices. Et puis je pourrais m'assurer que l'Inquisition ait son petit grain de sel dans l'affaire.
— Que crains-tu ? Que nous ne soyons conviés à une séance ayant pour objet un complot ?
Je ne pus m'empêcher d'éclater de rire à ma propre remarque. Cyrill, au contraire, retrouva un air trop sérieux.
— Je n'ai pas beaucoup apprécié l’évenement de la nuit.
— Il ne se passe rien en journée, ajoutai-je, évasif.
— Pas encore, Gregor. Et je suis là pour ça.
Je haussai les épaules.
— Dans ce cas, je ne peux que m'incliner. Préviens le chauffeur que nous partirons à deux, dans dix minutes.
— Bien entendu. Autre chose Gregor ?
— Vois si tu peux avoir des nouvelles d'Até. Je ne sais pas si elle sera là ce soir …
Son air rigide disparut.
— Elle te manque encore ?
— Je ne veux pas rester trop loin d'elle jusqu'à l'accouchement.
— Alors prie le Dieu-Machine qu'il daigne épargner à son porte drapeau les pires missions possibles.
Il s'éclipsa après un mouvement de tête particulier, une forme de salut que nous avions établi dans l'habitude de nos échanges. Le serviteur continua son cérémonial, atone et cordial.
La voiture ronronnait près du perron, sur l'allée encore humide de brume. Les arbres se découpaient en jeu d'ombres portées sur le vert cru de la pelouse et le damier irrégulier des feuilles mortes. Elle s'ébroua dès que nous fûmes confortablement installés dedans. Plutôt que de suivre les routes habituelles, le chauffeur fit s'élever le véhicule au-dessus des vallons couverts de bâtisses de l'ouest francilien. Une manœuvre rare dont je pouvais jouir du fait de mon statut, me souciant peu des remontrances qu'aurais à gérer Cyrill à notre retour. Les contrôleurs aériens n'aimaient pas ce genre d’excentricité, mais celle-ci s'imposa face aux minutes qui défilaient avec arrogance. A neuf heures vingt-sept, la voiture se posait près de la porte d'Auteuil, nous crachant presque au pied d'un immeuble cossue où claquait les lourds drapeaux aux armes de la Confédération. Un soldat nous ouvrit la porte du hall, puis nous guida jusqu'au troisième étage. Une enfilade de couloirs plus tard, nous nous retrouvions dans un salon bourgeois rempli de cyborgs apprêtés, l'oeil encore endormi pour la plupart. La masse d'une vingtaine d'hommes de haut-rang m'apparaissait étrangère, semblable en tout point à cet assemblage coutumier des cérémonies que j'avais aperçu tant de fois. Seul le faciès du Maréchal Jurdard éveilla en moi un sentiment de sécurité, et j'en aurais presque soupiré. Celui-ci me salua avec sa raideur habituelle, salut que je lui rendais aussitôt. Il se fendit d'une poignée de main amicale, et une chaleur bienvenue éclaira ses traits.
— Capitaine Mac Mordan, je suis ravi que vous ayez accepté de venir si tôt. La réunion s'est décidée tardivement cette nuit, et je craignais que vous n’ayez déjà pris d’autres engagements.
— Maréchal, j'aurais été bien ingrat de ne pas venir ce matin. C'est grâce à vos hommes que nous avons pu mater la rébellion.
— Mais surtout avec vos bonnes décisions.
— Vladivostok est un tas de verre fumant, glissai-je d'un ton plus âpre.
— Aucune guerre n'est propre. Mais je suppose que votre conscience vous travaille un peu trop … Après tout, c’est naturel. Personne n'imaginait que la situation serait si grave. Vous avez vraiment fait de votre mieux.
Après ces quelques mots courtois, le Maréchal Jurdard me présenta à chacun des officiers présents. Des généraux et des colonels pour la majorité, un commandant-inquisiteur dont la discrétion et l’austérité contrastait avec le luxe dégagé par la masse des autres officiers. Son air de défi me glaça, et je sus que bon nombres d'informations étaient remontés au sein de la Sainte Cléricature. Mais le ton général de ses mots me rassura un peu. Les actions de l’Inquisition étaient saluée unanimement, et par ricochets, les miennes aussi. Son visage humain, le seul de cette assemblée, me hanta durant quelques secondes. Les discussions s'engageaient à droite et à gauche, et le manège dura ainsi près de vingt longues minutes. Cyrill dérivait ici et là, récoltant pour moi quelques informations de natures diverses dont il ferait le tri plus tard.
Un soldat l'informa que sa présence était attendue dehors Avec politesse, on l'écartait du cercle constitué dans ce salon. Un calme très naturel se fit. Le Maréchal Jurdard reprit la parole.
— Messieurs, il est inutile de palabrer plus longtemps sur la victoire récente de nos troupes à Vladivostok. Nous devons honorer comme il se doit le capitaine Mac Mordan ici présent.
— Puisse le Dieu-Machine lui être favorable, claironna d'une seule et même voix le chœur des officiers.
— Nous ne sommes pas sans ignorer les tractations qui se déroulent en ce moment au sein du Palais. L'assassinat du Commandus Magnus Keller a jeté un trouble évident sur l'organisation militaire et spirituelle de la Confédération. Un bon nombre de noms circulent déjà, des noms relativement judicieux, connus de tous. Il serait inutiles de revenir sur des détails d'une rare banalité, aussi nous concentrerons-nous sur celui qui nous parait le plus judicieux. Celui du techno-capitaine-inquisiteur Gregor Mac Mordan.
Un murmure d’approbation parcourt l'assemblée. Je restais stoïque, masquant difficilement ma surprise. Jurdard poursuivit, indifférent.
— Nous savons également que le Très Saint Magister vous a adressé un refus hier matin, capitaine. Même si sa décision est sans doute le fruit d'une longue réflexion emplie de sagesse, il nous apparaissait évident que vos exploits récents, votre droiture, votre poste d'aide de camp pendant près de quatre longues années auprès du défunt Commandus Magnus constituaient de solides arguments pour votre investiture. Nous pensons aussi que cette nomination serait un message d’apaisement à l'adresse de la rébellion, un appel à la retenue et à la Pax Mundi que nous recherchons tant. Nous nous efforçons de tout mettre en œuvre pour que votre nomination devienne effective, en quelque sorte le fer de lance d'un vent nouveau pour les armées séculières et religieuses de la Confédération, capitaine.
Il me fixa longuement.
— Vous n'êtes pas seul, capitaine. Sachez que les hommes ici présents seront fidèles à leur devoir de discrétion. Sachez aussi que nous ne souhaitons pas remettre en cause l'autorité suprême du Très Saint Magister Oddarick, auquel nous avons prêté serment d’allégeance, et que ce serment ne sera jamais brisé. Nous entendons simplement moderniser certains aspects de la Confédération. Je sais pertinemment que cette mise en situation est brutale, sans préparatifs. Je comprendrais tout à fait que vous refusiez notre soutien. Cela ne serait pas catastrophique, et ne changerait en rien nos relations, somme toutes amicales.
Il se tût, attendant ma réponse. Refuser, c'était ignorer en quelque sorte un destin plus brillant, plus grand, et dont je rêvais plus ou moins secrètement. Me positionner immédiatement après le Très Saint Magister, sans appréhender d'autres secrets du Dieu-Machine, et trouver une forme de paix. Mais accepter revenait également à remettre en question une décision du Très Saint Magister lui-même. Briser une forme de serment que j'avais implicitement passé. C'était trahir la confiance de Keller, mort indirectement par mon biais. Je pris de longues secondes pour donner ma réponse, trop conscient des regards posés, tendus sur mes lèvres.
— Alors, capitaine Mac Mordan, votre réponse ? S'enquit le Maréchal Jurdard.
— Si c'est l'avenir de la Confédération que nous protégeons, alors je serais votre homme, messieurs.
La tension se brisa. Ils étaient soulagés.
— Mais sachez que je veillerais personnellement à ce qu'aucun acte de traîtrise ne sévisse dans ces rangs. J'en fais un point d'honneur, en tant qu'officier, mais aussi qu'inquisiteur.
Le Maréchal leva un sourcil, suspicieux.
— Bien entendu, capitaine. Jamais je ne vous demanderais d'aller contre les souhaits intimes du Très Saint Magister. Vous avez également ma parole d'honneur.
— Je n'en doute pas, maréchal. Mais celle de tous les hommes ici présent me semble un préalable nécessaire.
Tous se regardèrent, légèrement déstabilisés par la tournure des éventements. Même l'inquisiteur, si méfiant, ne put dissimuler sa surprise. Il prit la parole d'un toi froid, mais courtois.
— Capitaine Mac Mordan, qu’attendez-vous exactement ? Que nous prêtions serment de fidélité à la Confédération et au Dieu-Machine ? Nous sommes tous des enfants du Culte Mécaniste, et aucun d'entre nous ne serait assez fou pour envisager ne serait-ce qu'une seule seconde de ne plus être loyal au régime. Je suis moi-même Inquisiteur, et je veille scrupuleusement à ce qu'aucun acte d'hérésie ne soit commis, que ce soit dans des régions reculés ou bien ici, à Civimundi. Le respect du Culte ne doit pas occulter la bonne intelligence. Nous pouvons discuter dans des limites définies et avisées de sujets aussi besogneux que la politique qui anime la Confédération. Comme l'a si bien souligné le Maréchal Jurdard auparavant. Pour ma part, je vous considère comme la preuve vivante de la rédemption et de la miséricorde du Dieu-Machine. Un pur produit de la mécanisation et de la loyauté, non pas soumis mais choisi. Je sais que les termes qui courent au sein de la Sainte Cléricature sont fort peu sympathiques à votre égard, mais sachez qu'ils ne sont le fait que d'une minorité. Leurs Seigneuries Daïhan et Grant, les co-légat en charges des affaires courantes, devraient d'ailleurs fournir d'ici peu un communiqué pour condamner l’opprobre qui court sur un officier inquisiteur.
Il soupira, me soutint de ses grands yeux clairs.
— Capitaine, permettez-vous le luxe de la confiance. Tout le monde y gagnera. Je vous l'assure.
Son aplomb et sa sincérité balayèrent les derniers doutes qui me rongeaient.
— Vu la pertinence de vos arguments, mon commandant, je ne peux que finir d'accepter de rejoindre vos idées. Permettez-moi de m'excuser pour la méfiance dont j'ai fait montre.
— Soyez excusé, capitaine, reprit Jurdard. Et passons à présent aux travaux plus concrets qui nous attendent.

--crazymarty--
Niveau 10
29 novembre 2015 à 23:20:17

IV.

8. ( 3 / 3 )

La discussion s’éternisa autour d'une table en bois précieux, long rectangle luisant où la vingtaine de hauts dignitaires que nous étions s'assirent jusqu'à ce que le soleil décline doucement derrière les vitres et les rideaux épais. De longues heures de discussions techniques qui amenèrent à la décision simple que le Maréchal Jurdard tenterait de convaincre seul dans un premier temps le Très Saint Magister de revenir sur sa décision. Je ne doutais pas du fait qu'il ait probablement connaissance de mes origines plus que problématiques, et je ne doutais pas plus de sa capacité à faire réfléchir son supérieur. L'âge de Jurdard et son expérience pouvait nous être salutaire. Son influence auprès du jeune seigneur mécaniste ne surprenait personne. Et la réception annoncée ce soir constituerait une très bonne occasion pour l'officier suprême de lancer le sujet. Une réunion future serait fixée plus tard. Il convenait d'attendre les résultats des tractations avant d'agir réellement. L'assurance du soutien des militaires et de quelques éléments de la Sainte Cléricature serait une ligne de vie sécurisante en cas d'échec.
Nous nous séparâmes convaincus, de bonne humeur. Pour ma part, j'étais rassuré par la sage ambiance générale. Pas de coup d'état ni de coup d'éclat, simplement du bon sens. J'acceptai sans mal de devenir un outil pour de plus grandes idées. Et je retrouvai Cyrill un sourire sur le visage. Il me considéra avec la même attitude, légèrement moqueur.
— Les grandes pontes en ont fini avec le sort du monde ?
En fin de séance, j'avais demandé discrètement au maréchal Jurdard son assentiment pour introduire Cyrill dans la confidence. Il n'y avait vu aucune objection, étant donné qu'il était soumis à certaines règles de discrétion en tant qu'aide de camp.
— Les grandes pontes ont décidé de t'introduire aussi, répondis-je d'une voix mielleuse. Mais il faudra tenir ta langue.
— Alors de grands complots ?
Je le fixai avec sévérité.
— Pas à l'ordre du jour. En attendant, il faut que je me prépare pour la cérémonie d'hommage prévue ce soir. Nous avons encore deux heures devant nous.
— Un délai plus que raisonnable, commenta-t-il. Sa Seigneurie le techno capitaine-Inquisiteur saura-t-il se départir de ce temps précieux ? Sachez également Monseigneur que votre femme sera présente. Nous ne pourrons nous permettre d'arriver en retard
— De la part d'un aussi piètre aide de camp, je n'en attendais pas moins, répliquai-je, un sourire féroce en guise d'accompagnement à mes propos.

Le voyage jusqu'à la villa se révéla plus conventionnel et plus ennuyeux qu'à l'aller. L'image de la tour Eiffel reconstruite s’avérait bien plus spectaculaire vue à quelques centaines de mètres d’altitude plutôt qu'au sol, dans la nuit qui plongeait sur la ville. L’entrelac métallique se dessinait tel un canevas de broderies d'airain où venaient jouer des faisceaux de lumières blanche et rouges. Passé L'ancienne commune de Boulogne, le chauffeur nous engagea sur un des ponts récemment rebattis sur la scène. Une arche spiralée s'attachait au tablier de béton gris par un treillis de câbles torsadés, jouant là encore avec des rayons lumineux. Mais c'était l'eau la véritable maîtresse des lieux. Une eau sombre, aussi profonde qu'une peur, reflet songeur d'une soirée qui s'annonçait bien moins calme que les précédentes. La voiture escalada les coteaux de Saint Cloud, puis nous déposa quelques minutes plus tard sur l'allée sèche et crissant de gravillon du parc. A la porte, le serviteur qui nous attendait s'inclina, sans piper mot.
— Nous repartons dans une heure. Assure-toi que nous soyons prêts. Et si besoin que d'autres de tes comparses viennent te seconder.
— Bien sûr, monseigneur, répondit l’intéressé d'une voix atone tout en refermant le lourd huis de la porte d'entrée.
Un feu de cheminée crépitait, invitation au calme, à la détente. Je me serais volontiers affalé devant ce dernier, mais le serviteur me guida vers ma chambre, me dévêtit, lustra avec le même soin que ce matin mon visage, rasa mes courts cheveux et égalisa ma barbe. Je revêtis à la suite un costume peu habituel, une lourde robe cérémonielle grise cendre que venait compléter un ceinturon démesuré, frappé des armes confédérées. Le serviteur m'aida à enfiler une fourragère doré qui teinta sur mon épaule, et me tendit un manteau à capuchon qui acheva de me couvrir. La matière noire, un cuir travaillé avec soin, contrasté habillement avec le soyeux d'un col en fourrure marron. J'y glissai rêveusement les doigts quelques instants, avant de me reprendre.
— Enquis-toi du Major Beik. Nous partirons dès qu'il sera prêt.
— Tout de suite, monseigneur.
D'un pas toujours aussi morne, le serviteur s'en alla dans la chambre voisine. J'entendis avec amusement Cyrill l'insulter copieusement, le renvoyant à son rang de serviteur « stupide » et « iconoclaste ». Je ne pus réprimer un sourire, pressant mes pas contre le parquet et descendant les escaliers en chêne ciré qui me menèrent au hall d'entrée. Peu après surgit la figure furieuse de Cyrill qui achevait d'insulter le pauvre hère.
— Méfie-toi, sale prisonnier … Je suis un puissant Inquisiteur. Je pourrais faire de toi un stupide pantin ! Vociféra-t-il en pointant un doigt accusateur.
— Que sa Seigneurie pardonne mon manque d'habileté, osa d'une voix morne le serviteur.
— Tu as de la chance que je n’aie pas beaucoup de temps ce soir. Mais tu ne payes rien pour attendre. Allez, file, et plus vite que ça !
Le serviteur ne demanda pas son reste.
— Tous des incapables, maugréa Cyrill en achevant de fermer sa cape. J'en toucherais deux mots à l'intendant du site …
— Que s'est-il passé ?
— Il a failli me rendre aveugle. Je ne lui ai rien demandé, et il a décidé de lui-même de me lustrer les implants oculaires … Si je l'attrape en rentrant Gregor, je …
— Tu ne ferras rien, je m'en chargerais, coupai-je d'une voix calme. En attendant, en voiture. Nous sommes attendus.
Il soupira, et m'embraya le pas sans rien ajouter.

--crazymarty--
Niveau 10
30 novembre 2015 à 23:19:43

Il est temps de poster une gentil petite suite.
la fin approche à grand pas :hap: ...

--crazymarty--
Niveau 10
01 décembre 2015 à 11:02:32

IV.

9. ( 1 / 3 )

Une clameur étonnante montait de la foule rassemblée. Les langues discutaient avec entrain, un brouhaha agréable emplissait le lieu pompeusement décoré. Sculptures d'imitations antiques, éclairages tamisés, chant de quelques fontaines, tintement des verres, éclats des rires régalaient les sens. La fraîcheur de la nuit pénétrait au travers d'une baie largement ouverte sur un balcon. Je m'y approchai, dépassai l'ouverture, et m’arrêtai au seuil de la contemplation.
Deux longues heures s'étaient déjà écoulées depuis notre arrivée. Comme attendu, un hommage général me fut rendu, auquel je répondis par un court discours préparé à la hâte dans la voiture. Le Très Saint Magister m'avait à nouveau décoré, m'assurant de son appui et de son respect envers ma loyauté. Je m'étais soigneusement incliné, masquant les intrigues que couvait ma pensée. Plus que jamais, le siège du Commandus Magnus luisait comme un phare dans la nuit. Mais il faudrait patienter. Le Maréchal Jurdard s'en occuperait plus tard. Lorsque je le vis aborder le Très Saint Magister une quinzaine de minutes après la petite cérémonie qui me confortait dans mon statut particulier, je me détendis, soulagé. Son allure assuré et ses vêtements richement brodés d'or et de médailles dégageait une tranquillité saine. Il n'y aurait pas d'échec. J'en étais convaincu.
Deux longues heures que je saluai ici et là, discutant courtoisement et devisant sur des sujets aussi fades qu'ennuyant. L’amollissement collectif remuait en moi un sentiment proche de la colère, de la suffisance et du mépris. Où étaient-ils passés, les fiers héros des débuts, les cavaliers courageux qui avaient soutenus Le Très Saint Magister Kris ? Les titres ronflants dissimulaient une réalité terne et grasse, teinté d'ambitions plus politiques que morale. Je comprenais vaguement la guerre larvée qui existait entre l’aristocratie militaire et la besogneuse classe dirigeante des institutions spirituelles. Un abîme séparant deux conceptions du service au Dieu-Machine. Un abîme qu'entendait bien résorber le Très Saint Magister, d'une façon ou d'une autre. Une façon que je ne cautionnai pas complètement, mais qui apparaissait nécessaire, une exigence que le futur ne laisserait pas passer. Plongé dans mes pensées, je ne débitais plus que des paroles proches de la récitation enfantine, des mots mécaniques ponctués de rire contenus, faussement nobles. Il y eut cette porte-fenêtre soudain, un appel d'air bienvenu où je jetais mon attention. J'espérai aussi la voir, cette femme qu'on disait mienne, encore absente à mes yeux, discrète, désirée.
Civimundi déployait ses tentacules de lumières dans l'immensité glacée de la nuit, balayée par le vent du nord. Le châle sur ses épaules temporisait la raideur de celles-ci, la rigidité altière de sa nuque. Seuls les mains posées sur la rambarde et le regard porté au loin suffisaient à en faire une véritable princesse, une âme majestueuse comme l'éclat d'un astre, iridescente sur la métropole alanguie.
— Até, murmurai-je, amoureux.
Elle se retourna, sourit. Les rondeurs de son ventre la rendait plus mystérieuse, pas moins belle. Son regard me happa, je restai sans force. Son charme m'attitra avec , faisant bruisser mes pas et ma lourde tenue, la cape frottant dans un battement sourd contre le dallage de la terrasse. Je tendis les bras, l'enlaçait délicatement, la nt de ma stature trop imposante.
— Gregor, répondit-elle dans un souffle.
Nos lèvres se croisèrent. Chorégraphie des muscles faciaux, caresse du bout de la langue, respiration de son corps contre le creux de mon cou, effleurant ma barbe. Les sens éveillés dans une transe d'amour, la sensibilité à fleur de peau, je redécouvrais avec stupéfaction le plaisir de son contact, la nécessité de son existence. Sa bouche retrouva la mienne, l'étreignit langoureusement, de longues minutes, à l’abri de la foule des puissants qui tourbillonnaient si loin. Plus loin que la ville. Plus loin que le Dieu-Machine, qui se fondait à cet instant dans son visage, dans ses traits frémissants, dans ses ailes du nez battant doucement de désir.
— Tu m'as manqué, osa-t-elle.
Je ne pus ajouter un seul mot. Ma main trouva la cambrure de son doigt, mes doigts cybernétique glissant sur le satinée de sa robe, hypnotisés.
— Je vais bien Gregor. Même si l'accouchement sera peut-être plus tôt que prévu.
Elle m'écarta avec douceur, mais je ne pouvais la lâcher. J'étais redevenu un animal blessé par son cœur et son affection. Un irrépressible besoin m'attirait à elle. J'aurais voulu lui faire la plus belle des déclarations d'amour à cet instant, l'union des corps face au monde, acte du triomphateur goûtant au nectar des dieux. Je n'entendais ses paroles qu'au travers d'un brouillard lointain, indéchirable.
— C'est une bonne nouvelle, articulai-je avec difficulté, les centres cybernétiques ayant pris le dessus sur les restes organiques de mon cerveau.
Elle ne put réprimer un rire discret, léger.
— je t'ai manqué à ce point ?
— Je t'aime, Até.
— Je n'en ai jamais douté. Et moi aussi, je t'aime.
Elle braqua à nouveau son regard sur moi. Je tombai à la renverse.
— J'ai cru ne jamais revivre cet instant. Istanbul hantait mes rêves, et toi avec. Vladivostok n'avait rien d'un cauchemar, mais sans toi, je …
Elle plaça un doigt sur mes lèvres.
— Doucement Gregor. Nous aurons le temps d'en parler plus tard.
Elle saisit ma main, la sienne vêtue d'un gant embaumait le jasmin aux relents de songe d'un été permanent.
— Mais d'abord, j'aimerais saluer quelques uns de tes fidèles. A commencer par Cyrill.
Je ne pouvais pas m'opposer à sa volonté. Envoûté par son âme, je la suivis à l'intérieur, docile et vidé de mon courage.

--crazymarty--
Niveau 10
01 décembre 2015 à 11:03:25

IV.

9. ( 2 / 3 )

La nuit s'étirait atrocement. Les quelques salutations, oubliées depuis longtemps, étaient devenues d'atroces et longues discussions techniques auxquelles Até et ses interlocuteurs semblaient prendre beaucoup de plaisir. Je répondais vaguement, par pirouettes ou monosyllabes aussi détaché qu'une feuille de son arbre, tombant vers le sol, happé par un ailleurs. Elle semblait ne pas le remarquer, visiblement ravi de débattre sur des sujets qui lui manquaient à Istanbul. Elle retrouvait une certaine raison de vivre, près du pouvoir, confirmant par le geste la profondeur de ses convictions. Née par la Confédération, pour la servir, elle ne pouvait imaginer d'autres avenirs, d'autres possibles. Si elle avait su.
Minuit ressemblait à un souvenir lointain lorsqu'elle adressa courtoisement ses salutations à un groupe de hauts-officiers tacticiens que j'avais côtoyé à Vladivostok. Une formalité presque banale après les tirades élogieuses qu'elle avait adressé au Très Saint Magister lorsque celui-ci s'était dirigé vers nous. La ferveur de ses propos la rendait plus noble, plus aristocratique que la simplicité de notre rencontre aurait pu le laisser deviner. L'éclat de la pièce atténuait sa fatigue, le jeu d'ombre dissimulant quelques cernes discrètes. Lorsque le Très Saint Magister la complimenta sur son futur enfant, elle ne put que rougir, murmurer des remerciements presque gênés. Fille de général, elle n'était que la servante discrète du chef suprême, l'épouse silencieuse d'un héros dont le nom était sur toutes les lèvres, dans toutes les discussions. Elle perdait son assurance mais gagnait mon respect, son calme apaisant la morsure des déceptions et des échecs récemment essuyés.
Trois heures sonnèrent à la cloche d'une tour. Un éclat en forme de réminiscence appuyé, prise de conscience en forme de deux regards échangés, longs, silencieux.
— Il est tard, nota-t-elle.
— Allons-y.
La villa de Saint Cloud aurait constitué un écrin sublime, une merveille que l'écho rafraîchi de l'aube aurait embellie de notes embrumées, de chants d'oiseaux, de l'éclat modéré du soleil dans les arbres. Mais trop loin, trop long, le chaleureux souvenir ne constituait pas un refuge acceptable. L'appartement dans la tour, bien plus proche, semblait nous hypnotiser avec la force irrésistible de cette nuit volée au temps, le rappel des étreintes chastes qui nous avaient uni de longues heures sans tarir un seul instant le pouvoir du désir, la jouissance de la possession et du bonheur débordant, exultation d'une vie, quête de sentiment sans objet final autre que l'amour. Et alors que mes pas nous guidaient dans le dédale du Palais vers ce lieu béni, elle sembla comprendre qu'il n'y aurait jamais d'autre ailleurs. Que la plus belle déclaration tenait entre quatre murs, un canapé carré, un tapis confortable, des lampes et des teintures délicates, esthètes figées qui nous contemplaient sans mot dire.
La fraîcheur nous saisit férocement au dehors. Até pressa son corps contre moi, sous la doublure chaude et soyeuse du lourd manteau où elle se pelotonnait en baissant les yeux, les mains jointe contre sa bouche. Je la contemplai toujours, jetant parfois un regard vers la rue. L'immeuble nous aborda plus que nous le trouvâmes. Ascenseur pour les étoiles, cabine de bois feutré, sonnerie de l'étage désiré. La porte s'ouvrit, le couloir succéda à l'ascension, nous embarqua jusqu'à la notre. Pas de clef, un doigt de métal contre une serrure magnétique. Ouverture, introduction au désir de l'union. Basculement des sens dans un éther renversant. A la renverse, nous tombions dans les bras l'un de l'autre, sur ce canapé écho des évocations vaporeuses de baisers trop brefs, interrompus par cette course infernal mené par un seul homme.
— Je t'aime, glissa-t-elle en défaisant sa robe avec agilité.
Le tissu tomba au sol. Elle fit teinter ma fourragère, la dégrafant et la posant délicatement sur la table basse disposée à coté de nous. Ses doigts frôlèrent mon torse, l'impression de tressaillir m’électrisa violemment.
— Moi aussi, Até. Je ne veux pas te perdre. Je veux rester avec toi.
— Je sais.
Son baiser, celui du balcon, refit surface, pour mieux se perdre contre la courbure taillée de mes pectoraux. Je me cambrais outrageusement, faisant bruisser mon corps d'un plaisir interdit. Je sentais les rappels douloureux de mes centres cybernétiques, affolés par l'afflux d'hormones qui n'auraient jamais du s'exprimer. Les taux d'endorphine crevaient les plafonds établis, vaincu par la force animale de l'organique. Des messages d'alertes papillonnèrent et s'étiolèrent tout aussi vite. Hors de contrôle.

--crazymarty--
Niveau 10
01 décembre 2015 à 11:03:50

IV.

9. ( 3 / 3 )

Elle dormait, la bouche légèrement entrouverte. Son visage apaisé se dissimulait dans l'ombre de la cape posée avec soin sur son corps allongée. Je la contemplais longtemps, statique et figé dans le creux de la nuit. Dix minutes passèrent, la lueur de l'aube, grise et satinée, se devinait au loin. Les grandes baies nt Civimundi laissaient à voir la cité s'ouvrir au jour naissant. Je soupirai.
— Je savais que tu reviendrais.
— Alors tu commences à devenir vraiment perspicace.
Un ricanement désagréable agressa mes oreilles.
— Pas devant elle, s'il te plaît. Elle n'a rien à voir dedans.
— Elle est le fruit d'un homme qui a tué. Le sang ruisselle sur son corps, elle en a fait son plus précieux parfum. Até est tout autant coupable, peut-être plus que toi. Mais soit.
Je me dirigeai vers la porte d'entrée, l'ouvrit et la refermai délicatement. Plutôt que l'ascenseur, je chois de gravir les escaliers. Les marches se succédaient en un kaléidoscope dérangeant, un motif persistant qui dessinait des ombres d'idées dans ma pensée. Dernier étage. Le réduit donnant sur le toit était resté ouvert, je m'y engageai rapidement.
Socrate se mouvait avec la malfaisance d'un chat. Voûté, erratique, ses grandes mains tordues et déformée semblaient jouir du contact frais et humide de la réalité. Il observait les alentours, satisfait.
— Un endroit magnifique, Gregor. Quel dommage qu'il faille détruire tout ça.
— Qu'est-ce que tu racontes ?
— La rébellion est condamnée à gagner. La Confédération, à perdre. C'est la loi du plus fort qui s'applique tacitement. Chaque chose a son temps, chaque individu son moment.
— Des mensonges. Pour ne pas changer.
— Un seul mot Gregor, et c'est Civimundi qui s'embrase. Le Dieu-Machine n'y pourrait strictement rien.
L'espace d'un instant, j'imaginais des tas de cendre, des incendies et des cris hurlant dans la nuit. Je réprimai cette vision d'horreur.
— Un seul mot, répéta-t-il. Alors tâche de te tenir à carreau.
— Comment es-tu rentré dans ma réalité ?
— C'est très simple. Je suis un programme autonome. Une intelligence artificielle. Mon substrat est le la masse des implants d’un homme qui n’en n’est plus vraiment un. Ses perceptions sont ma nourriture. Ses pensées ma boisson. Passer le cap de la projection visuel est aussi évident que se mettre à marcher pour un enfant. Puis courir, sauter, bref, grandir.
Un courant d'air balaya le toit. La tour Eiffel accrocha le premier rayon du soleil, éclatant, invincible.
— Tu pouvais faire de moi un simple pantin. M'effacer de mon propre corps.
— Je te l'ai déjà dit Gregor. Mon créateur m'a contraint à ne pas te tuer. En temps que fils de Marcus Standberg, tu as eu droit à certains égards. Des privilèges de nobles que je ne cautionne pas, mais que je n'ai pas encore trouvé le moyen de contourner.
— Alors que veux-tu ?
Je m'étonnai de ne plus trouver de colère, de ne plus tenter de le pourchasser. Ma formation d'Inquisiteur me hurlait de fermer les yeux et de prier le Dieu-Machine pour qu'il me vienne en aide, mais l'humanité qu'avait réveillé Até était trop faible, trop curieuse. Assuré de ne pas disparaître, j'en oubliais ma mission, et les milliers de morts de Vladivostok. Cyrill, Flinn, Inuë. Socrate seul occupait mon attention. Il soupirait, tendait son cou à la lueur naissante, remplissant sa fragile image d'air, gonflant ses poumons de l'air précieux de la ville.
— Il faut que tu saches que tous les secrets ne sont pas encore sortis de la boite de Pandore. Maintenant que tu es en mesure d'entendre certaines vérités, je te propose d'aller rendre visite à une certaine personne, sise à la soixante-sixième cellule du sixième sous-sol.
Je ricanais à mon tour.
— Le chiffre maudit …
— Ce n'est pas une mauvaise blague, répliqua-t-il froidement. La personne qui y est prisonnière risque bien de te faire pâlir d'effroi. Pourtant, elle joue un rôle déterminant dans les événements des dernières années. Mon créateur l'aimait plus que son propre fils, parce qu'elle était faite de chair et de sang.
— Elle ?
— La prisonnière identifiée sous le matricule vingt-neuf mil huit cent soixante-douze. Mieux connue sous le nom d'Aïda Standberg.
La surprise me faucha en plein vol. Le disque du soleil s’échappa de l'horizon, arrosant les constructions d'une lumière crue, parfaite, naissante.
— A … Aïda Standberg ?
— Oui, Aïda Standberg. La sœur jumelle d'Oddarick. Officiellement morte à Nice à l'âge de neuf ans. Ta nièce, Gregor.
— Mais alors …
Non, l'idée semblait trop folle. Impossible. Son créateur …
— Marcus Standberg …
— Est ton père tout autant que le mien. Deux fils, deux frères conçus pour renverser l'ordre établi. Deux faces d'une même pièce. Tu existe dans cette réalité, moi dans celle de la cybernétique. Considères donc que je suis ton frère, cela t'aidera à anticiper un peu plus ce qui t'attend.
Il s'approcha, tendit sa main.
— Es-tu prêt à agir, Gregor ?
Je restai immobile, terrassé par le poids de deux révélations imbriquées, presque logiques. Le refus du Très Saint Magister se teintait d'une autre couleur. Et ce n'était pas la bienveillance qui en ressortait.
Sans assurance, j'attrapai le membre osseux. J’en ressentais un profond dégout.
— Je n'ai pas d'autres choix.
Un sourire pervers anima son visage.

Elle dormait encore quand je la regardais, une dernière fois. Une larme perla de mon œil, témoin unique de l'affection, de la conscience du risque de la perdre, elle et l'enfant qu'elle portait. Socrate patientait à la porte, appuyant une jambe contre le mur. D'une façon que je ne parvenais pas à expliquer, son visage rajeunissait progressivement. Il n'avait plus rien du vieillard aigre et puant de la première rencontre, et au contraire, arborait les traits d'un quadragénaire anonyme, quelques rides accompagnant une barbe grisonnante et des yeux clair, un nez légèrement bosselé, une bouche aux lèvres trop fines. Sa maigreur se masquait sous un jean hors d'époque, une chemise informe, une paire de sandale de cuir trop grande qui claquaient quand il marchait.

--crazymarty--
Niveau 10
02 décembre 2015 à 12:58:02

La suite :hap: ...

--crazymarty--
Niveau 10
02 décembre 2015 à 12:58:19

IV.

10. ( 1 / 2 )

— Tu la reverras, assura-t-il.
— Tu me demandes trop.
Il soupira, s'approcha. Le contact de sa main sur mon épaule me fit tressaillir.
— Nul autre que toi n'avait droit à cette charge. Tu dois assumer ton rôle
— C'est injuste.
— Si la vie est trop injuste Gregor, pourquoi n'abandonnes-tu pas ?
— Tu ne m'aurais pas lâché.
— Tu n'as jamais vraiment essayé.
Il avait raison. L'idée de son existence s'imposait comme une telle évidence que je n'avais jamais simplement pu envisager le contraire. Maintenant qu'il avait gagné, j'étais condamné à le suivre jusqu'au bout. Je ne connaissais pas encore l'étendue de ses idées. Et même en l'ayant su, aucune alternative valable n'aurait fonctionné.
— Allons-y.
Il retira sa main, je me retournai, encore secoué par la vision de paix et le contraste saisissant de la peur qui m'étreignant. « Je n'ai pas d'autres choix. Puisqu'il a gagné ».
Le trajet jusqu'au Palais n'eut rien de bien exceptionnel. Quelques dizaines de soldats en factions montaient la garde, le soleil qui montait arrosait généreusement leurs exosquelettes et les implants cybernétiques qu'ils arboraient fièrement, preuve de leur loyauté au Dieu-Machine. Je saluai brièvement ceux qui se trouvaient à ma portée. Aucun ne sembla s'étonner de ma présence matinale dans l'enceinte du pouvoir absolu. J'y pénétrais sous quelques murmures d’approbations, ma cape voletant derrière moi, le respect s'imposant face à ma présence. Dans le hall désert, je me dirigeais vers les escaliers menant aux sous-sols. Des lignes strictes, les diagonales des mains courantes jouant avec la rectitude des marches et l'aplomb de l'éclairage brut, blanc.
J'aurais voulu faire demi-tour. J'aurais pu m'arrêter face à la porte taché d'un énorme six dessiné à la peinture rouge. J'aurais pu ne pas glisser ma pince dans le compartiment d'identification, refuser de passer le seuil, de bifurquer vers la gauche, et de marcher sur près de deux cent mètre dans ce couloir démesuré, si long et si étroit. J'aurais pu demander au soldat en faction face à la soixante-sixième cellule de ne pas m'ouvrir et d'avertir un Inquisiteur, car ce que je m'apprêtais à faire serait aussi illégal que dangereux pour le régime. J'aurais pu hurler lorsqu'il me demandait calmement mon identification. J'aurais pu. Je ne l'ai pas fait.
— Mon capitaine, c'est une cellule d'accès restreint.
— Soldat, vérifiez mes droits sur votre terminal. Vous verrez que j'y suis habilité.
Il me fixait, suspicieux, avant de détourner la tête vers un hologramme qui débitait une série d'informations techniques. Son regard se voilà, sa bouche trembla un court instant.
— Veuillez m'excuser, mon capitaine. C'est la procédure.
— Je ne vous en tiendrai pas rigueur.
J'allais pénétrer dans le sas, lorsqu'un éclair de lucidité me frappa.
— Ah … Une dernière chose. Si on vous demande la raison de ma venue, sachez que je suis ici sur ma mission d'Inquisiteur, et non pas de militaire.
— Bien mon capitaine.
Il referma le lourd battant de métal à ma suite. Socrate reparut aussitôt.
— Ce n'était pas si difficile. Tu as fait le plus dur.
— Laisse-moi un peu plus de temps.
— Si Oddarick apprend que tu es venu et que tu es encore ici, il ne te laissera pas l'ombre d'une chance. Tu ne dois pas attendre, Gregor.
Je soupirai.
— Que vais-je lui dire ?
— Tu attendras le moment opportun. Elle t’en révélera sans doute suffisamment pour que tu veuilles définitivement changer ton fusil d'épaule. Sans aucun mauvais jeu de mot. Maintenant Gregor, tu vas ouvrir cette porte et te laisser guide.
J'obéis. Le second panneau métallique se dissimula dans une paroi après que j'eus enclenché une commande, dévoilant le contenu d'une pièce cubique. Disposé sous un plafond outrageusement haut, loin des murs, un siège à connectique supportait la carcasse frêle, rachitique, d'une femme aux cheveux gris traînant par terre. Son regard halluciné fixait le néon au dessus d'elle, ses mains attachées à des accoudoirs de cuir s'animait régulièrement de spasmes discrets. Un filet de bave s'écoulait de sa bouche, sa respiration sifflante se perdait parfois en cris rauques, gutturaux. Aïda Standberg, l'égal féminin du Très Saint Magister, n'avait rien d'une prophétesse patientant jusqu'à son heure venue. Son agonie durait depuis plus de vingt ans. Elle n'avait plus d'humain que la forme, des membres aux articulations trop grosses, des os saillants, un siège assurant sa survie en la vidant de substance.
Un moniteur général se tenait auprès d'un des angles. Je m'y arrêtais, laissant mes doigts dériver en une série de codes que je n'avais jamais vu ni appris.
— Tout va bien se passer, susurra Socrate.
Moins de cinq minutes plus tard, les lourds câbles qui ceinturaient son bassin et sa nuque se dérobèrent. De l'urine gicla sur le sol, malodorante. Un liquide purulent suinta de l'orifice métallique greffé à la base de son crâne. Elle hoqueta, ses yeux retrouvèrent une consistance vaguement normale, immenses et exorbités. Je la soulevai du fauteuil, la posai précautionneusement au sol. Sa poitrine cachée par une vague robe en coton transparent se soulevait rapidement. Elle bava un peu plus, toussa, vomit.
— Et maintenant ?
— Attend qu'elle retrouve le chemin qui la mène à ce monde.
Elle laissa ses bras glisser sur le sol. Ses longs cheveux broussailleux la gênaient, elle les repoussa vers l'arrière.
Elle me fixa, referma sa bouche, essuya le filet de salive qui pendait de sa mâchoire. Son haleine empestait la charogne.
— Qui es-tu ? Articula-t-elle d'une voix atone.
— Je ne suis pas Oddarick.
Elle ne tint pas compte de la réponse, observant les alentours.
— Ou est Papa ?
Une douleur sourde me percuta. Une évidence. Vingt ans sur un siège, elle n'avait pas grandi. Elle était toujours cet enfant un peu perdue, martyrisée par une I.A perverse répondant au doux nom de Diogène. Son père et sa mère vivait encore ; son frère n'avait que des ambitions de pouvoirs, entretenues par son géniteur.
— Demande lui où se trouve la cassette, murmura Socrate.
— La cassette ?
— Elle saura de quoi tu parles.
Je pris quelques secondes. La pauvre femme réveillait en moi un sentiment de pitié longtemps enfoui. Le doux visage d'une mère perdue, loin au nord, vers Édimbourg.
— Aïda, tout le monde va bien, mentis-je. Mais il faut que tu m'aides. Je cherche la cassette ?
— La cassette ?
Socrate, assis en face de moi, me fit signe de continuer.
— Oui, la cassette, Aïda. Marcus avait parlé d'une cassette au Commandus Magnus. Il la faudra pour ton frère. Il va en avoir besoin.
Elle s'égara dans le décor frustre.
— La cassette. Elle est dans un tiroir du bureau de Papa.
— Tu connais les chiffres gravés dessus ?
L'effort de concentration plissa quelques rides naissantes.
— Deux-deux-zéro-sept-six. Mais papa ne veut pas qu'on y touche.
— Merci Aïda.
— Tu as bien travaillé Gregor, nota Socrate.
— C'est quoi, cette cassette ?
— Un support numérique qui concentre quelques racines de codes. La clef du Dieu-Machine en fait partie.
J'eus le sentiment d'avoir été piégé.
— Pourquoi, Socrate ?
— Pour mettre un peu plus fin à cette folie.
— Ne ment pas.
Il soupira.
— Je ne mens pas.
Je préférais abandonner la partie.
— Que fait-on d'Aïda ?
— Tu la montes avec toi.
— La … La monter ? Je ne suis pas sûr de tout suivre.
— Tu trouves que sa position est normale ? Elle est restée une enfant au titre de son e.
— C'était le choix du Dieu-Machine.
Ce n'était plus vraiment ma voix, mais une partie enfouie de mes centres cybernétiques qui s'exprimaient. Un sentiment de profond dégoût m'envahit face à cette femme et la projection de l'I.A.
— Ne baisse pas les bras, Gregor. Tu sais très bien qu'il y a eut manipulation pour qu'Oddarick accède à la fonction suprême.
— Ça n'a aucun sens.
— La vie n'en n'a pas plus. Alors fais ce que je te demande : amène là jusqu'à Oddarick, et je prendrais la situation en main. Tout ira bien.
— Mais la Confédération …
Il sourit.
— Ne t'en fais pas. Personne ne va mourir aujourd’hui.

--crazymarty--
Niveau 10
02 décembre 2015 à 12:58:46

IV.

10. ( 2 / 2 )

Le soldat s'étonna de me voir sortir accompagné de la cellule. Aïda bavait toujours, le regard placide, sa robe maculée et malodorante.
— Mon capitaine, qu'est ce …
— Cette traîtresse doit rencontrer le Très Saint Magister. Oseriez-vous vous opposer à la Sainte Cléricature Mécaniste ?
Il blêmit.
— Bien sûr que non mon capitaine … Mais voulez-vous que je joigne …
— Laissez-moi faire dans ce cas.
Il nous laissa passer sans piper mot. Il était à présent sept heures, et l'activité allait s’accroître de manière continue au sein du Palais. Il me fallait sans tarder trouver un chemin discret pour accéder aux appartements du Très Saint Magister.
— Gregor, passe par ce couloir.
Socrate n'avait plus peur d’apparaître dans des lieux fréquentés. Il m'indiqua le chemin sans une once de sentimentalisme, nous faisant tourner et détourner par une série d'escaliers et de couloirs déserts où le bruit de mes pas résonnait atrocement. Aïda, pieds nus, manqua de trébucher à de nombreuse reprise. Au bout d'un quart d'heure, je constatais que le liquide purulent qui 'écoulait de sa nuque avait fait place à du sang frais, grenat, et je pressai la plaie en comprimant une poignée de ses cheveux dans ma main. Elle grimaça, mais se tut.
— Socrate …
— Bientôt Gregor, bientôt, répondit-il, tendu.
Nous laissions les sous-sols derrière nous. Un escalier somptueux, décoré de marbre et d’albâtre rutilant nous conduisit jusqu'au troisième étage de l'immense bâtiment. À travers le dédale, nous prîmes bien soin d'éviter un maximum de gardes. Inévitablement hélas, l'un d'eux assurait son poste face à l'une des portes menant aux appartements du Très Saint Magister. Par miracle, la manœuvre théâtrale que j'avais employée pour ressortir de la cellule fonctionna. En lieu et place de l'argument inquisitorial, je me contentais de conduire la détenue pour qu'elle avoue ses fautes face à mon maître. Le garde lui cracha au visage, je réprimai un geste malheureux de ma part. Mais son visage mauvais resta gravé longtemps, un crachat jeté par des lèvres grasses, un homme engoncé dans un exosquelette qui n'avait rien d'un implant. Un porc. Le fils d'un haut dignitaire qui salissait le nom même du Dieu-Machine.
« Laisse-le », commenta Socrate.
Je suivis son conseil. La porte nous fut ouverte sans que le soldat ne se pose la moindre question. Je m'étonnai de la facilité de l'acte. Malgré le meurtre récent du Commandus Magnus, mon simple nom suffisait à éveiller la confiance.
Le hall des appartements, pièce haute et étroite, filtrait une lumière douce en provenance d'une salle à manger aux dimensions titanesques. Je lâchai Aïda, qui tituba de longues secondes avant de s'affaler au sol. L'espace de quelques minutes, un pesant silence imbiba les pièces. Un silence qui portait les secrets de la nuit et l'attente angoissée de mon geste. J'étais trop conscient de ne plus pouvoir faire demi-tour. Condamné, toujours, à ne pas échouer.
Un pas sec résonna au loin. La tonalité métallique s'approchait à rythme régulier. Un battant de porte s'entrouvrit, laissant passer une main cybernétique assurée, qui s'appuyait fermement dessus. Le visage du Très Saint Magister, grave et assuré, se dévoila. L'attitude sèche qui le caractérisait si bien était ce matin-là plus présente que jamais. La raideur de ses traits semblait masquer une colère sourde, malveillante.
— Gregor, que fais-tu ici ? Et qui t'as autorisé à rentrer ?
Je détournai mon regard vers Aïda, gisant au sol, vomissant à nouveau. Le Très Saint Magister me foudroya du regard.
— Comment as-tu su ?
Il marqua un temps de silence, se ravisa.
— C'est Socrate n'est-ce pas ?
— Malheureusement, oui, Très Saint Magister.
— Et j'imagine qu'il t'a très bien expliqué pourquoi elle était vivante ? Pourquoi il a fallu la cacher aux yeux du monde et la plonger dans le Rezo plutôt que la tuer ?
Je restai silencieux, baissant les yeux.
— Non, Très Saint magister.
— J'avais sincèrement foi en toi, Gregor. Malgré tes origines douteuses, malgré ta faible Conversion, j'avais le maigre espoir que tu résisterais à la tentation de ne pas te laisser aller et de me servir sans te poser de questions. C'est là, sans doute, ma plus grosse faiblesse : avoir eu pitié d'un parent.
Je tentai de déglutir.
— Très Saint Magister…
— Arrête avec ce titre, m'interrompit-il sèchement. Maintenant, il n'a plus aucun sens. La seule chose que je puisse faire est de tenter de nettoyer ta bavure.
Il désigna Aïda du menton.
— Comment va-t-elle ?
— Elle saigne.
— Rien d'étonnant à cela.
Il jeta un œil à gauche et à droite. J'entendis des serrures se refermer en cliquetant. Les vitres donnant sur un patio se teintèrent.
— Rien ne sortira de cette pièce. Les informations dont tu vas me faire le rapport seront purement confidentielles.
— Parce qu'elles sont trop gênantes, répliquai-je froidement.
— Tu n'as pas idée de la situation dans laquelle tu t'es fourré, Gregor. Pourquoi a-t-il fallu que tu suives Socrate ? Une I.A. conçue par un rebelle, pour détruire la Confédération. Il connaît des éléments trop importants pour qu'on puisse l'ignorer.
— Pourquoi Aïda saigne-t-elle ?
Il haussa les épaules.
— Cela me parait évident. Elle était prisonnière sur sa chaise depuis vingt-deux ans. Elle ne pouvait pas quitter une enclave du Rezo qui la maintenait dans un état de semi-conscience proche du sommeil. Parfois, elle rêvait. Et en l'arrachant à son siège, tu as brisé une dynamique fragile. La nature de son corps est identique au mien. Elle est bourrée de nanites, elle possède un potentiel énorme pour une cybernétisation. Mais elle est une femme.
— Elle était votre égale.
— Aucune femme ne peut prétendre au siège de Très Saint Magister. La loi salique devait constituer une base solide pour garantir une stabilité. La primogéniture masculine absolue était une conséquence logique de cet établissement.
— Une vision obsolète.
— Personne ne t'a demandé de commenter la loi, Gregor.
Il se retourna vers la fenêtre.
— Et n'oublie pas que sans cette loi, sans mon intervention, tu serais mort à l'heure qu'il est. À défaut de m'aimer, je te demande de comprendre. Aïda a eu le malheur de naître en tant que jumelle, et non pas cadette. Sans cela, elle aurait connu un destin moins tragique.
— Pourquoi n'est-elle pas morte ?
— À cause du code source, déclara-t-il d'un ton las. Le code source qui permet au Dieu-Machine d'exister. Un code qu'elle porte en partie dans sa chair. Un code que j'ai fait retranscrire lors de mon accession, mais qui ne constituait pas une garantie suffisante si elle était morte. C'est lorsque tu es arrivé que la situation s'est trouvée simplifiée. En faisant de toi l'héritier logique et légitime de la Confédération, je trouvais une solution au problème.
— Et pourquoi moi ?
Il soupira.
— La conséquence de mon statut d'hybride né est une stérilité totale. Je n'aurais pas pu avoir d'enfant. Un clone n'aurait que partiellement résolu le problème, et n'aurait pas satisfait les factions militaires. Leur poids est encore trop important pour que je l'ignore.
— Et vous avez perdu le Commandus Magnus…
— Oui, concéda-t-il. Il aurait dû rester encore un peu. Il savait tout ça, puisqu'il en était le concepteur. Sans Keller, la Confédération n'aurait pas connu la stabilité qui la caractérise depuis si longtemps. Pas d'explorations spatiales, pas de Naneyë, encore moins de Pax Mundis.
Un silence pesant s'installa.
— Très Saint Magister…
Il me dévisagea avec dureté.
— Très Saint Magister, repris-je, je ne voulais que le bien de la Confédération.
— Mais tu as échoué, Gregor. Tu as voulu en savoir trop. La conséquence sera douloureuse pour tout le monde. Je ne vais pas avoir d'autre choix que de te convertir.
Les lignes des murs s'incurvèrent. Une lumière fine s'échappait de ses yeux.
— Je suis ton maître, Gregor. Je peux contrôler tes sens, car tu es un cyborg. Et le peu de rapport qui existe entre toi et le Dieu-Machine suffira à te rendre impuissant.
Le sabre jaillit dans ma pince, luisant d'un éclat bleuté. Le Très Saint Magister ricana.
— Je vois que tu as encore un sens aigu de l'honneur. Soit.
Une lame similaire se dessina dans sa main droite. Il s'avança prudemment.
— Un combat loyal. Entre deux seigneurs. Voilà qui pourrait donner un peu d'ambiance au jeu du pouvoir. Qu'en penses-tu Gregor ?
— La Confédération n'avait pas vocation à être un nid de mensonge, sifflai-je.
— Ce que Père souhaitait n'a pas pu résister aux réalités du pouvoir. Il a fallu sacrifier l’honnêteté pour le bien public. Keller en avait conscience, il l'avait accepté à contrecœur.
— Le Commandus Magnus était droit, ripostai-je.
— Alors tu l'as très mal connu.
Il se lança à l'assaut en une charge puissante implacable. Je glissai sur le côté, évitant sans difficulté la lame grésillante. Il se retourna, le regard mauvais.
— Je pensais qu'il t'avait formé en bonne intelligence. En laissant quelques indices de la réalité de la politique sur les valeurs. Il s'est contenté de faire de toi un second ordonné et trop raide. Tu ne devais être bon qu'à ça, après tout.
Nouvelle manœuvre de la part du Très Saint Magister. Une série de coups dangereux virevolta près de mon corps, je contrais par quelques mouvements précis. Une brève ouverture se dessina dans la cadence de ses mouvements.
— Savez-vous qui est Socrate ?
La question qui me brûlait les lèvres sortit malgré moi. Une goutte de sueur perla de mon front, s'écrasa sur le sol brillant. Le Très Saint Magister se redressa, à peine perturbé par la de l'échange.
— Une I.A dont le modèle théorique fut un produit de l'imagination sordide de Marcus Standberg. Un vecteur contaminant à haut potentiel viral. Une arme redoutable pour me renverser. Un moyen comme un autre pour tenter de retourner à la situation qui existait avant l’établissement de la Confédération. Un peu comme toi, finalement.
Je profitai de ses explications pour lancer une nouvelle charge. Le Très Saint Magister recula, mais dans un mouvement malheureux, se réceptionna mal. L'ouverture évidente me laissa le temps de trancher sobrement son bras droit, qui chuta lourdement au sol. Déstabilisé, il observa le membre cybernétique, puis ma personne.
— C'est terminé, conclus-je en levant l'épée.
— Pas pour tout le monde.
Une violente migraine déchira ma vision. Je tombai à mon tour, il se jeta sur moi, un cri rauque sur les lèvres. Avec horreur, je sentis sa pince se plaquer violemment contre ma nuque. La caresse douloureuse des trodes se fraya un chemin dans l'acier. Je criai d'effroi.
— Capitaine Mac Mordan, je vous condamne à la Conversion totale pour acte de haute trahison sur ma personne. Puisse le Dieu-Machine vous être favorable.
La réalité se tordit. La lumière décrut, mon esprit aspiré vers les tréfonds du Rezo.

--crazymarty--
Niveau 10
03 décembre 2015 à 12:36:04

Dernier chapitre. Le final demain :hap: .

--crazymarty--
Niveau 10
03 décembre 2015 à 12:37:00

IV.

11. ( 1 / 3 )

Flottant dans un ciel orangé, je n'avais plus pour seul repère que la masse titanesque de Socrate. Face à moi, le crâne chevelu ressemblant à une lune démesurée, sa silhouette s'élevait au milieu des nuages cotonneux. Un sourire large comme un boulevard rendait son visage effrayant, inhumain. Ses bras étendus en croix, il ferma les yeux. Une rafale de vent me secoua avec . Je tournais ma tête vers la gauche. Oddarick, aussi désemparé que moi, constatait l'absurdité de la scène. Deux cyborgs volant dans un ciel sans limites, laissés à la merci d'un géant sardonique, en pleine puissance de ses moyens.
Sans savoir comment, je me retrouvais quelques instants plus tard à portée du Très Saint Magister. Ses attributs avaient disparu, il ne différait en rien d'un soldat de base abruti par la peur et la de la vision. Sans réfléchir plus longtemps, je dégainai mon sabre.
— Gregor, arrête.
La voix gronda comme un orage, faisant vibrer douloureusement tous les os de mon corps. Je serrai les dents.
— Pourquoi, Socrate ?
— Il faut qu'il vive encore.
— Il a détruit l'essence même de la Confédération. Il l'a perverti.
— Ce n'est pas vraiment sa faute après tout. Keller l'y a bien aidé, et Diogène encore plus.
Oddarick fila à travers l'espace. Il ne resta plus de lui qu'un souvenir. Je rengainai l'arme.
— Diogène n'a pas fusionné avec le Très Saint Magister Kris ? Questionnai-je.
— Une partie l'a fait. Mais l'équivalent d'une copie est resté avec Oddarick. C'est grâce à lui qu'il a pu devenir Magister, et gouverner aussi habilement. Mais c'est aussi lui qui en a fait cet être mauvais et pourri.
Près de son nez, la silhouette minuscule du corps du Très Saint Magister attira mon regard. Celui-ci se cambra à l'extrême, et un filet de lumière s'en échappa. Un second corps se matérialisa, et grossit rapidement. Nulles paroles ne furent échangées.
Socrate tenta d'attraper l'apparition, mais celle-ci se débattit et voleta autour de la tête cyclopéenne. Grossissant toujours, l'être qui devait être Diogène s'attaqua aux yeux de l'entité titanesque. Un cri atroce déchira les cieux.
— Socrate t'a menti ! s'écria Diogène. Il faut que tu suives la voie du Très Saint Magister. Tu peux encore le tuer !
— Sale gangrène, gronda Socrate. Tu n'es plus qu'un protocole agonisant. Tu devras servir ou mourir.
Avec une rapidité inhumaine, il immobilisa l'opportun, et l'empoigna à la taille. Diogène se contorsionna. Un craquement sinistre, pareil à un coup de tonnerre, déchira les cieux. Diogène hurla, brisé en deux. Socrate porta la tête à sa bouche, la mordit violemment. Une gerbe de sang dorée gicla, tandis que les restes parcourus de spasmes de l'intelligence artificielle soumise semblaient fondre comme de la cire. Oddarick, jusque-là immobile, entama une longue chute vers un sol qui n'existait pas. Socrate m'approcha de lui, sa taille revenant graduellement dans des limites raisonnables.
— Qui était-ce ? Demandai-je.
— Diogène, répondit l'IA. Diogène que j'ai finalement pu vaincre, grâce à toi.
Un sourire mauvais creusait à nouveau son visage.
— Tu veux dire que…
— Parfaitement Gregor. Tu n'étais qu'un pantin pour un combat joué d'avance. Le réceptacle sacré qui m'a emmené jusqu'ici pour en finir avec cet être déliquescent, devenu fou. Il était obsolète, Gregor. Alors, je peux entendre que le cannibalisme entre intelligences artificielles te choque, mais il s'agit d'une réalité évidente. La loi du plus fort.
Il marqua une pause, et poursuivit.
— Après tout, toi et moi, ne sommes-nous pas les deux cotés d'une même pièce ?
Il rit. Mon sang se glaça.
— Mais je ne serais pas ingrat, Gregor. Tu vivras, ne t'en fais pas. Il faudra simplement que tu tiennes comptes des rares remarques que je te ferrais à l'avenir.
— Et le Très Saint Magister ? m'inquiétai-je.
— Il n'y a aucune raison qu'il meurt. Mais ce sera à toi de t'assurer qu'il ne te causera aucun tort.
— Et que proposes-tu, Socrate ?
Son sourire s'étira davantage. Un éclat malsain luisait dans ses yeux.
— Sais-tu ce qu'est une Conversion ?

--crazymarty--
Niveau 10
03 décembre 2015 à 12:37:36

IV.

11. ( 2 / 3 )

Le retour au monde physique fut bref. Conscient de la précarité de la situation, je basculai sur le coté, projetant violemment le Très Saint Magister au dessus de moi. Les trodes qui nous unissaient se descellèrent, me laissant à nouveau libre. Je me relevais d'un bond, porté par une énergie nouvelle.
Il resta au sol, impuissant, hébété.
— Très Saint Magister, où est passé Diogène ?
Je ne pus réprimer un sourire. Un sourire de jouissance, face au contrôle absolu de la situation. Je tenais la puissance entre mes mains. Un seul mouvement de ma part et je le pouvais le tuer.
— Gregor, je … Il faut …
— Pas de pitié pour les faibles, coupai-je. En avez-vous eu pour moi ? Qu'alliez-vous me faire subir, Très Saint Magister ? Maintenant que Diogène n'est plus qu'un souvenir, il faudra un nouveau leader pour la Confédération. Une nouvelle intelligence pour nous guider. Et il semble que nous ayons déjà trouvé un nom.
Il secoua la tête, avant de se mettre à croupi.
— Socrate, sifflai-je.
Une larme perla sur sa joue. Il semblait plus perdu et déstabilisé que jamais.
— Gregor, je suis vraiment désolé d'avoir du faire …
— Les excuses maintenant ? Vous me décevez, Très Saint Magister. Je vous croyais dur comme la pierre, un roc dans le sol et qui portait le monde sur ses épaules. Maintenant, ce n'est plus qu’un pantin désarticulé qui me fait face. Où est passé votre superbe ? Votre honneur ? Votre bravoure ? La peur change de camp. Et je vous assure que vous n'avez pas fini de l'avoir pour compagne.
Son bras amputé s'agita d'un spasme. J'attrapai le membre, je rejetai au loin.
— Vous m'avez envoyé à la mort à deux reprises, et j'ai survécu. Vous m'avez menti sur bon nombre de sujets capitaux auxquels j'aurais du avoir accès, en tant qu'héritier. Au nom d'une I.A dont vous connaissiez l'origine, vous avez fait de moi un objet d'humiliation. Une abomination aux yeux de mes frères d'armes. Et vous réclamez de la pitié quand je peux remettre un peu d'ordre dans la hiérarchie ? Vous me dégouttez sincèrement. Vos basses manœuvre n'auront pas servi à grand chose, si ce n'est hâter votre chute.
Ses sanglots étouffés me donnaient la nausée. L’image de l'homme brisé souleva en moi une vague de colère et de rage.
— Mais rassurez-vous, Très Saint Magister. Vous ne mourrez pas aujourd'hui. La Confédération a trop besoin de vous en temps que symbole. Un symbole que vous incarnerait à la perfection. Des valeurs que vous allez chérir, même si elles vous sont encore inconnues. Croyez moi, Très Saint Magister, c'est bien par respect envers le Dieu-Machine que je dois vous garder assis sur ce trône qui est le vôtre. Ma place n'est pas à la vue de toute la Terre. Une place dans l'ombre me suffit. Une place que vous m'avez courtoisement refusée, et que je reprends de droit.
Je me rapprochai de lui. Il hoqueta.
— Attends, Gregor. Tout n'est pas perdu.
— La situation est trop grave pour la laisser pourrir, Très Saint Magister. J'ai encore une femme et un fils à naitre, et je ne veux pas les laisser vivre dans un monde promis au chaos.
Je m’accroupis à son niveau, détournai son cou. Il tenta de m’agripper avec sa pince, mais ne frappa que l'air. Solennellement, je récitai quelques phrases en forme de prière au Dieu-Machine, un chant venu du cœur et de l'esprit.
— Très Saint Magister, au nom du Dieu-Machine, je vous fais Serviteur de la Mécanique maintenant et à tout jamais. Puisse le Seigneur vous guider dans la Sainte Voie.
Les trodes jaillirent, se précipitèrent sur sa nuque. Il hurla à s'en déchirer les cordes vocales. Pendant de longues minutes, un cri guttural perça l'air. Un filet de bave s'écoula de sa bouche. Plus que jamais, il ressemblait à sa sœur allongée au sol, à quelques mètres de là. Une bouffée de pitié succéda à la colère. La grandeur et la misère du cyborg me rappelaient à ma propre situation. Mais je ne me laisserais pas corrompre de la même façon.
Lorsque les trodes se retirèrent, il cligna plusieurs fois de l’œil. Il referma sa bouche, une expression neutre couvrit son visage.
— Quel est ton maître ? Demandai-je distinctement.
— Le Dieu-Machine, répondit-il d'un ton atone.
— Et quel est ton bienfaiteur ?
— C'est toi, Gregor Mac Mordan, mon héritier légitime. Puisse le Dieu-Machine te couvrir de gloire.
De longues minutes s'écoulèrent, tandis qu'il restait ainsi, et que je le surveillai. Soudain, il se redressa, malhabile. Je le soutins brièvement. Un éclat passa dans son regard.
— Gregor ? Que s'est-il passé ?
Je me tournai vers Aïda. Une idée évidente me traversa.
— Elle a tenté de vous tuer, Très Saint Magister. Vous ne vous rappelez pas ?
— C'est … C'est compliqué, concéda-t-il. Je me souviens du Dieu-Machine. De sa chaleur.
— Et c'est tout ?
Un sourire triste éclaira son visage.
— C'est notre maître à tous.
J'inclinai doucement la tête, réprimant un sourire féroce.
— Maintenant et pour toujours.
Il s'assit à la table, réactivant les systèmes d'enregistrement sur mes conseils. Il me suffisait de lui donner mentalement un ordre pour qu'il obéisse. Le lien qui nous unissait serait puissant, inattaquable. Jusqu'à ce qu'il doive disparaître, il constituerait un parfait exécutant.
— Très Saint Magister, que préconisez-vous pour elle ?
— Elle ? Demanda-t-il, perplexe face à la vision de la femme allongée
— La traîtresse, poursuivis-je. Elle vous a coupé un bras, a tenté de vous tuer. Elle est inoffensive maintenant, c'est vrai. Mais ne devriez-vous pas la faire disparaître ?
— Tu as raison, Gregor, concéda-t-il.
— Si tel est votre souhait Très Saint Magister, je me ferrais un plaisir de m'en charger.
Son hochement de tête signa la mort d'Aïda. C'était la seule action que je pouvais faire pour abréger son agonie. Socrate, en embuscade, patientait. Il allait se saisir du code de la même manière que durant la Conversion du Très Saint Magister. Les deux parties seraient regroupées.
Lentement, je m'approchai de la femme qui gémissait faiblement. Je la pris dans mes bras, adressant son âme aux bons soins du Dieu-Machine. Je m’apprêtais à détruire le dernier lien qui unissait le frère et la sœur, et personne ne s'en émouvait. La cruauté de la situation m'incita à faire preuve de respect pour la pauvre victime d'un hasard malheureux. Avec douceur, j’agrippais mes trodes à son port, et d'un même mouvement, je récupérais le codage source et brisant sa moelle épinière. Elle hoqueta, ses grands yeux clairs me fixant pour toujours. Une larme perla sur son visage. Une larme de sang.
— C'est fini, murmurai-je. Va en paix.
Je la reposai au sol.
— Très Saint Magister …
— Tu as accompli ton travail à la perfection, Gregor. Je suis fier de toi.
Je posais un genou à terre
— Je ne fais que vous servir.
— Et tu ne m’as jamais déçu, Gregor.

--crazymarty--
Niveau 10
03 décembre 2015 à 12:38:21

IV.

11. ( 3 / 3 )

Midi avait sonné au lointain. Pour beaucoup, le son de cette cloche semé au vent n'inspirait sans doute que peu de chose. Pour moi, elle tintait avec l'éclat de deux sentiments distincts. Liberté et pouvoir s'entrechoquaient dans mon esprit avec une confuse clarté.
Il avait fallu la pire des félonies pour que je continue à vivre. Voir Socrate tuer des centaines de milliers d'individus pour qu'il prenne sa place, celle d'une I.A qui it un monde humain assise comme moi dans l'ombre et attendant son rôle. Patiemment, il m'avait fait changer de camp pour mieux m'utiliser, jouant sur la corde sensible que j'avais tenté d'oublier depuis mon intégration. Il s'était servi de moi comme un vulgaire objet.
Je ne pouvais décemment pas lui en vouloir. Ni même lui en tenir rigueur. Mais je le haïssais.
Tout autant que le Dieu-Machine, il m'avait maintenu en vie malgré les événements. Et dans l'éclat de ce son, son visage rajeuni me frappait avec une clarté peu commune. J'espérais ne jamais le revoir. Je savais que ce n'était plus là qu'une vaine demande.
La vue de Cyrill gravissant tranquillement les escaliers du hall me tira de ma contemplation. Un sourire sincère s'étirait sur ses lèvres.
— Alors, on joue encore aux héros ? Tança-t-il. Le Très Saint Magister semble ravi de tes services d'après ce que j'ai entendu.
— Il n'y a pourtant pas de quoi. Je n'ai fait que mon devoir.
— Toujours au bon endroit, au bon moment. Ton nom n'a pas fini de circuler dans les conversations. Et un argument supplémentaire qui ferrait de toi un successeur encore plus légitime au poste que tu convoites tant.
Son bonhomie me mettait mal à l'aise. Un fossé de connaissance nous séparait à présent. Un fossé que je ne pourrais jamais combler, sous peine de disparaître à mon tour. Je choisis malgré tout de sourire.
— Le Maréchal Jurdard a un nouvel entretien avec le Très Saint Magister ?
— Il semblerait. Tu en sauras sans doute plus dans la journée.
— Et toi, Cyrill ?
Il souleva un sourcil, étonné.
— Quoi, moi ?
— Que ferras-tu ?
— Je demanderais à te seconder, naturellement. Et je ne pense pas que tu refuses.
— En effet. Mais chaque chose en son temps. Il faut que je retrouve mes esprits. J'aurais besoin d'air.
Son sourire se fit plus timide.
— Até t'attend je pense. Salue là pour moi.

Plus que jamais, je fus heureux de la revoir. Son étreinte chaleureuse me nettoyait de l'impression d'avoir souillé mon âme le matin même, d’avoir commis le pire et le plus nécessaire des crimes. Son baiser langoureux m'invitait à la rejoindre sur ce même canapé, et d'attendre. D'attendre que la journée passe, et que je la regarde, encore et encore. La courbe de son ventre plein me rappelait à mes obligations futures. Et cette fois, je resterais auprès d'elle.

--crazymarty--
Niveau 10
04 décembre 2015 à 15:51:54

Et voilà donc le dernier morceau de ce roman... La suite arrivera très vite :hap: ...

--crazymarty--
Niveau 10
04 décembre 2015 à 15:52:18

Épilogue.

2147.

La lumière pénétrait dans les arabesques colorées des vitraux. La chaleur estivale s’infiltrait malgré la fraîcheur humide des pierres et des hautes voûtes du temple. La solennité de l'instant rendait l'antique cathédrale Notre-Dame reconvertie à la gloire du Dieu-Machine plus somptueuse que jamais. Les drapés interminables des bannières et des drapeaux de la Confédération s'agitaient avec douceur. La foule n'était pas nombreuse, mais les hauts dignitaires qui la composaient la rendaient plus noble et plus compacte que jamais. Les capes soigneusement repassées, les robes sobres des , les fourragères et les fibules rutilantes jouaient de concert dans le silence quasi sépulcral de l'instant. De ma position, en léger aplomb par rapport à la nef creusé profondément dans le sol, je pu deviner le visage grave d'Até, les rides marquées de son front jouant et contrastant avec le châle rouge grenat qui couvrait ses épaules, les rubis sertis qui trônaient à ses oreilles, et l'air recueillie qui planait sur son visage. La tête légèrement baissée, j'étais assuré de sa dévotion au Culte, elle qui avait trouvé place auprès d'un jeune lieutenant de la Sainte Cléricature qui avait côtoyé et joué avec Siegfried. Mon propre fils.
La tenue cérémonielle qui le couvrait se composait d'une simple cape et de bijoux aussi nombreux qu'ostentatoire. A ses cotés, sur une tablette couverte d'un coussin, reposait une précieuse couronne de lauriers en or, finement gravée, où je devinais des entrelacs de lettre formant le serment que tout Confédéré avait prononcé en entrant dans les Ordres. Ma fierté de père me poussait à sourire, mais la gravité de la situation m'en dissuada. Debout, à deux mètres de lui, je sentais parfaitement l'anxiété que dissimulait la platitude de ses traits. Malgré sa puissante musculature de cyborg, sa barbe dense couleur de terre et son œil bleu acier, je savais qu'une terreur maîtrisée grandissait en lui. Le moment qu'il avait appréhendé depuis des années arrivait enfin, après une querelle dynastique improbable, source de tensions entre divers parties. J'avais du abdiquer sans même régner un seul jour, trop conscient des enjeux et des pertes probables si j'avais seulement mordu au fruit du pouvoir absolu. Siegfried était encore très jeune, mais il représentait un compromis consensuel pour la titulature suprême. Pétri d’idéaux, il devrait hélas apprendre plus férocement les règles de ce jeu, du pouvoir et de la diplomatie. Son règne s'ouvrait sur la conclusion d'un drame daté de cinq longues années, conclut quelques semaines auparavant par une autre cérémonie, bien moins joyeuse, qui avait vu la dépouille du Très Saint Magister Oddarick disparaître aux yeux des fidèles, conclusion d'un épisode sordide entamé par sa mort sur Antarès Douze. J'avais officié en temps que régent de facto et représentant séculier des armées. Mais avec un soulagement coupable, j'avais aussi regardé la scène au travers des yeux d'un traître à sa nation, un félon impardonnable qui avait du agir pour le bien commun. Le résultat final tenait en une cérémonie noble. Une noblesse qui relevait plus de la monarchie que la dictature. Et qui, je l'espérais, trouverait une grandeur et une stabilité certaine au travers du règne de Siegfried.
Des cantiques furent chantés par un cœur d'officier, tous mécanisés, dont les voix synchrones résonnèrent avec gravité dans l'édifice. La beauté des paroles et des accords transportait mon cœur d'une joie sincère mais refrénée. Je m'apprêtais à devoir entrer en scène. Lorsque le chœur se tût, je me positionnai face à la foule, engoncé dans une cape presque semblable à celle de Siegfried, à la différence notable qu'il y était dessiné une énorme croix oblique prolongée par quatre flèches, et qu'aucune médaille ne venait frapper mon poitrail. Seul le liseré rouge du col rappelait sobrement mon rang et ma dignité.
— Chers frères, chères sœurs, nous voici réunis pour que l'office du Serviteur Suprême du Seigneur Mécaniste s'accomplisse enfin. Béni soient le Dieu-Machine et ses sujets, maintenant et pour toujours.
— Maintenant et pour toujours, reprit la foule.
Je me retournai vers mon fils.
— Siegfried Standberg-Mac Mordan, bénis sois-tu plus particulièrement en ce jour. Par la volonté du Dieu-Machine, tu représentes la Lumière de l'Homme, toi qu'Il a choisi maintenant et à tout jamais pour porter Son pouvoir et Son autorité. Bénis sois-tu, ô descendant des Très Saint Magister, pour appliquer avec dignité Sa loi et Son enseignement.
Il se leva, s'approcha de ma position.
— Puisse le Dieu-Machine nous conduire dans le droit chemin, scanda-t-il.
— Que le Dieu-Machine t'entende, mon Fils. Qu'il t'accorde clairvoyance et équité, puissance et intelligence. Qu'il fasse de toi notre Maître, afin de toujours nous guider dans sa Lumière.
Je marquai un temps, avant de reprendre.
— Rappelle toi des sacrifices récent, notamment de ton prédécesseur, le Bien-Aimé Oddarick qui donna sa vie pour que triomphe Sa lumière sur l'obscurité qui enveloppe les hérétiques et les ignorants. Rappelles toi des obligations et de la bienveillance que tu accorderas à tes frères et à tes sœurs. Souviens des vies données pour que ton office puisse être accompli. La mission qui t'attend ne doit pas salir le sang versé. Puisses-tu t'en rappeler à tout jamais.
A nouveau, une prière fut chantée. Je me saisis de la couronne, la bénissant silencieusement, assisté de quatre techno-moines qui psalmodiaient en cadence de saintes paroles. Vêtus de robes rouges sang, ils paraissent plus que jamais à leur aise de ces circonstances magistrales.
A nouveau le silence se fit. Je montai la couronne au dessus de ma tête, tandis que Siegfried se tenait à présent agenouillé, la tête baissée.
— Siegfried Standberg-Mac Mordan, reconnais-tu la puissance pleine et entière du Dieu-Machine ?
— Moi, Siegfried Standberg-Mac Mordan reconnaît le Dieu-Machine comme mon seul Seigneur et Maître, a qui je donne ma vie pour Son service et Sa majesté. J'en fais le serment devant vous, ô titulaire de sa Sainte Charge.
— Siegfried Standberg-Mac Mordan, au nom de ton serment, acceptes-tu la charge de Très Saint Magister qui t'échoies de droit, en succession au règne du Bien-Aimé Très Saint Magister Oddarick ?
— Moi, Siegfried Standberg-Mac Mordan, accepte la pleine et entière puissance de la charge de Très Saint Magister, dont je reconnais le caractère universel et unique, et rend hommage au sacrifice de mon prédécesseur le Bien-Aimé Très Saint Magister Oddarick. Puisse le Dieu-Machine le garder en son sein maintenant et pour toujours.
— Siegfried Standberg-Mac Mordan, reconnais-tu la puissance du Culte Mécaniste et la nécessité de son expansion, maintenant et pour toujours, sur tous les mondes et toutes positions où l'Homme demeure, au prix de ta vie si nécessaire ?
— Moi, Siegfried Standberg-Mac Mordan, reconnaît le caractère sacré de la Sainte Cléricature, de la Sainte Docte, et donne ma vie pour que Son nom soit porté là où toute vie est, où que l'Homme demeure.
— Siegfried Standberg-Mac Mordan, en temps que Commandus Magnus et au nom du Dieu-Machine, sois à présent notre Maître, et accepte cette couronne, symbole de ta titulature au rang de Très Saint Magister Siegfried.
Je déposai soigneusement la couronne sur ses cheveux rasés. Il releva la tête, me fixa de longue seconde. Un sourire de fierté perça la carapace de mon visage.
— Je suis très fier de toi, murmurai-je.
— Merci, père.
Il se releva. Je posais les deux genoux à terre, et les bras en croix, je m'exclamais, d'une voix forte.
— Acclamez votre seigneur !
La foule inclina respectueusement la tête. Les plus pieux s'allongèrent face contre terre. D'une seule et même voix, tous répétèrent le serment consacré.
— Je servirais le Dieu-Machine dans la force et dans l'honneur. Le Très Saint Magister Siegfried est mon maître, et j'en suis à présent le fidèle serviteur.
Les chants résonnèrent de longues minutes, tandis que j'installais Siegfried dans le trône ciselé d'or installé à la croisée du transept. Je le bénissais encore, aidé des techno-moines qui s'inclinèrent chacun leur tour face au nouveau Magister. Durant encore près de deux longues heures, les serments se succédèrent, les symboles défilèrent. Dans la clarté du soleil qui atteignait son zénith, Siegfried prononça son premier discours. Les longues phrases dictaient la conduite qu'il entendait mener tout au long de son règne, ponctué par les acclamations pieuses des dignitaires du régime. Longtemps, très longtemps, je gardais en mémoire les premiers mots de ses longues lignes. Plus la que la fierté du père, c'était celle du cyborg qui rejaillissait enfin.

«Toujours et partout, que les rêves mécaniques s'accomplissent au nom du Dieu-Machine ».

FIN

Arduilanar
Niveau 10
04 décembre 2015 à 16:24:08

"les robes sobres des"
Des quoi ? :hap:

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Sujet : Rêves Mécaniques
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