Sa pause terminée, l’humain retourna à son bureau. Il replongea dans la mare de dossiers autour de lui, laissant ses pensées sur ses collègues au bord du bassin. Des chiffres ici, des rapports là. Clac clac clac sur la calculatrice, clic clic clic sur l’ordinateur. Ni le temps ni la force de penser à quoi que ce soit d’autre. John s’oublia dans les tâches abrutissantes pour ne pas sentir la lenteur exaspérante avec laquelle le temps passait. Finalement, ce fut la faim qui le réveilla dans les alentours de midi. Un rapide coup d’œil en bas de son écran lui apprit qu’il était une heure raisonnable pour prendre sa pause déjeuner, et il s’empara alors de sa veste pour quitter l’immeuble.
Les rues s’étaient calmées, étaient devenues moins agressives pour ses sens. C’était comme si elles s’acharnaient le matin pour se venger d’être réveillées en sursaut et piétinées par la foule avant de se rendormir au cours de la journée, apaisées de ne plus être harcelées. John marcha donc sur le béton pour se rendre dans l’un des nombreux restaurants de la métropole. Il céda d’ailleurs à la tentation et pénétra dans un fast food. C’était certain, le gras du burger égaillerait sa journée.
La queue était longue. Il pesta mais prit son mal en patience, il ne pouvait aller plus vite que la musique. Au moins, cela lui laissait le temps de réfléchir à sa commande ; qu’allait-il choisir parmi tous les produits affichés au-dessus des caisses, mis en valeur à grand renfort de photo parfaites ?
Sa volonté se porta finalement sur un menu assez classique, taille maximum évidemment ; il n’allait pas se tuer en jogging tous les week-ends pour rien. Désormais qu’il avait fait son choix, l’attente lui paraissait encore plus longue. Et il voyait les aiguilles défiler, grignotant peu à peu son temps de pause restant.
Enfin, ce fut son tour. John fit rapidement sa commande à la caisse. Au moins, c’était encore des humains qui tenaient ces jobs là ; les patrons avaient vite compris que mettre des monstres en relation avec le public n’était pas une bonne idée.
Pressé, il regarda la cuisine au travers des racks métalliques où la nourriture était transférée, et découvrit avec dépit qu’aucune main humaine ne s’activait là-bas. Voilà donc où étaient faites les économies. Néanmoins, ils avaient eu la décence de ne pas recruter ces monstres gluant ou dégoulinant. Rien n’aurait été pire que trouver de la bave dans son sandwich. Il frissonna rien que d’y penser.
Une fois son plateau dans les mains, John parcourut la salle du regard pour chercher une place. S’y prendre maintenant n’était pas un choix stratégique très judicieux, surtout vu tout le temps qu’il avait attendu. D’autant plus qu’il y avait un groupe de jeunes bruyants là, une mère avec ses enfants ici et ce qui devait être la réunion nationale des malentendants dans le fond tellement ils beuglaient fort. Quelle aubaine…
L’humain se rabattit sur une place en extérieur. Il faisait froid mais, contrairement à ses oreilles, sa peau était protégée. Et puis le repas à peine sortit de la friteuse le réchaufferait. John s’assura que nul résidu biologique ne traînait sur sa commande, on n’était jamais sûr avec ces créatures, avant de saisir le burger à pleines mains.
Il fut comme souvent subjugué par la capacité de ces restaurants à rendre la première bouchée succulente, et les suivantes complètement fades. Les frites avaient un arrière-goût de vomi si elles n’étaient pas trempées de sauce, le sandwich semblait fait de bois tant il était impossible à avaler et la boisson attisait sa soif plutôt que de l’assouvir. John se demanda comment il avait pu encore tomber dans le piège du fast food, et comment il se faisait qu’il avait toujours envie d’y retourner. C’était bizarre : quand il pensait fast food, il avait l’eau à la bouche et très envie d’en manger, mais quand la commande était devant lui et qu’il avait consommé la première bouchée, ce devenait plus une corvée qu’autre chose. Les industriels devaient mettre quelque chose dedans pour les rendre addict, c’était impossible autrement…
Une fois son repas englouti, il lui restait une dizaine de minutes pour revenir au bureau. John retourna dans le restaurant pour poser son plateau comme un citoyen modèle - perdant cinq points d’audition au passage - et prit le chemin retour.
La forêt de piétons étant plus clairsemée, il put voir plus facilement où il se dirigeait, mais aussi voir plus facilement le cancer qui rongeait la ville. Il ne pouvait regarder dans une ruelle sans tomber nez à nez avec un monstre ; que faisait la police ? Il croisa même une sorte de bête humanoïde bleue accompagné d’un humain qui portait un carton dans les bras. C’était l’humain qui portait ! Incroyable ! Mais où allait le monde ? C’était un jeune en plus. Quel avenir pour l'espèce humaine… Au moins, ses enfants à lui n’étaient pas comme ça.
Il oublia vite tout cela en remontant dans son bureau, se soumettant encore une fois à l’humiliation de devoir se présenter à l’accueil. Il croisa quelques collègues et leur fit un signe de tête, notamment Stéphanie et le jeune stagiaire de l’étage à la machine à café. Ils riaient. Il se demanda pourquoi.
John reprit son travail, attendant désespérément que les coups de cinq heures sonnent. Il pourrait enfin se barrer d’ici et se vider l’esprit, avant de devoir revenir le lendemain matin et tout recommencer. Comme beaucoup, il avait du mal à percevoir le but de sa vie. Il avait déjà quarante ans passé, et pourtant il n’était encore qu’un esclave dans un bureau. Mais bon, que pouvait-il y faire ? Il avait dû trouver du travail alors qu’il avait à peine vingt ans, payer les factures, un appartement. Puis il s’était marié, avait dû payer la maison. Et puis il avait eu des enfants, et en vingt ans il n’avait pas eu le temps de souffler et de réfléchir à ce qu’il voulait vraiment faire de sa vie, ni le temps de se concentrer sur sa carrière, obligé de trouver de quoi boucler les fins de mois.
John avait cru qu’il pourrait être libre, mais il avait fini par comprendre qu’on était tous esclaves de quelque chose. L’homme devait bien trouver à manger et de quoi se loger. Sa vie dépendait des services qu’il pouvait procurer. En cela, il n’était pas si différent des monstres finalement. Et c’était d’ailleurs peut-être pour cela qu’il leur en voulait ; il ne supportait pas que d’autres lui ravissent le privilège de s’asservir.
Mais John était trop occupé par son travail pour s'apercevoir de tout cela. En le plongeant dans le brouillard de la monotonie, la vie l’empêchait de prendre tout recul, de voir qu’il était plus proches de toutes les créatures peuplant ce monde qu’il ne le pensait. Finalement, les monstres avaient de la chance par rapport à lui ; leur combat pour la liberté était simple. Ils avaient un objectif bien défini. Ils n’avaient pas besoin de tout ce recul.
Enfin, quand il regarda l’horloge pour la centième fois de l’après-midi, John fut soulagé de constater qu’il en avait fini. Un jour de moins dans ce bureau de merde, pensa-t-il. Un jour de moins dans sa vie banale, aurait-on pu lui répondre. Pouvait-il dire qu’il était fier de cette journée ?
Dans l’effort de pouvoir répondre oui, il tentait de vivre pleinement en dehors de ses heures de bureau. Il s’était souvenu avec tendresse quelques années auparavant de la joie qu’il éprouvait à lire étant enfant. Comme de nombreuses autres habitudes, la vie avait massacré celle-ci ; mais il comptait bien la ressusciter. Alors il se rendait une fois par semaine à la bibliothèque avant de rentrer, dans un effort louable d’étendre sa culture. Quand il voyait tous les volumes sur les étagères, il était soudain pris d’admiration pour leurs auteurs, et il ressentait l’envie d’écrire quelque chose. Mais qu’écrirait-il donc ? Qu’avait-il donc d'intéressant à dire ?
Depuis l’extérieur, le bâtiment était sublime. Ses lignes modernes tranchaient avec la sagesse ancienne contenue dans ses murs de verre de d’acier. Il occupait le milieu d’une place savamment décorée, se servant de la nature comme d’une lentille pour forcer une perspective et créer un lieu hors du temps.
Il ne put s’empêcher de contempler pour la millième fois ses façades brillantes en traversant la place qui le menait de l’arrêt de bus jusqu’à l’entrée. Les plantes suggéraient un chemin qui révélait lentement les détails de l’architecture, et qui coupait subtilement tous lien avec la civilisation. Aucun son ne parvenait de l’extérieur, la bibliothèque protégée par le mur végétal. Il résonnait dans le lieu une rare impression de plénitude.
John poussa les portes pour pénétrer dans le hall encore plus silencieux. Puis il entra dans l’une des grandes salles de lecture, celle où il était allé la dernière fois. Il reprit le livre qu’il avait posé, le rouvrit à la page qu’il avait noté, et s’installa confortablement sur l’un des fauteuils. La lumière du soleil pénétrait mollement par les baies vitrées ; il avait encore un moment avant qu’elle ne faiblisse.
Là, il se pensait à l’abri. Certainement, ces créatures ne sauraient apprécier toute la culture humaine renfermée en ces lieux. Mais c’était sans compter sur la nécessité de l'entretien ; quand un humain revêtait la tenue de concierge, il disparaissait de sa vue, mais quand un monstre la mettait, ses yeux ne pouvaient voir que cela. Impossible de ne pas voir, impossible de ne pas y penser, impossible de se détendre lorsque ces bêtes étaient à l'affût autour de lui. Merde quoi, on n’aurait pas autorisé un chien dans une bibliothèque ! Même lorsque son regard replongeait dans les pages ridées, la fourrure et les écailles ne cessaient de danser devant ses yeux.
Profondément frustré, il se leva pour changer de place, allant se placer bien à l’abri derrière plusieurs étalages à l’opposé de la salle. Mais, comme si la créature avait perçu son malaise, elle réapparut au coin de son champ de vision. Il n’osa grogner de peur d’attirer l’attention des lecteurs autour de lui, mais l’envie ne lui manquait pas. John tenta de s’inspirer des autres humains à côté, de ne pas polluer le lieu sacré avec ses pensées négatives, mais comment faire alors que l’endroit était déjà souillé par la présence d’un monstre ?
John parvint finalement, non sans difficultés, à faire abstraction du monde autour de lui. Faisant un grand effort pour se concentrer sur son livre, il progressa d’une centaine de pages avant que le déclin du soleil ne le ramène à la réalité. L’histoire était prenante, il lui avait juste suffit de s’y plonger.
L’humain reposa le volume à sa place, frissonnant à l’idée qu’il soit manipulé par des mains inhumaines, et se dirigea vers la sortie accompagné par les quelques autres qui, comme lui, n’avaient pas vu le temps passer. Dehors, la nuit commençait à bien s’installer et John pressa le pas, impatient de rentrer.
Les devantures de magasins projetaient leurs néons acides sur le sol, à peine masqués par les derniers rayons du soleil. En quelques minutes, il avait totalement disparu derrière l’horizon, ne laissant plus qu’une petite bande cramoisie dans le ciel.
Il se tramait de nombreuses choses la nuit dans les grandes avenues. Une nouvelle population s’était éveillée ; marginale et nocturne. Il voyait passer des groupes de jeunes plus ou moins excentriques à côté d’humains plus âgés, plus mondains. Les rues principales étaient devenues cosmopolites, troquant leurs costards sur mesure contre des tenues de soirée.
Les ruelles perpendiculaires quant à elles étaient moins fréquentables. Lugubres, il n’avait aucune envie de s’y aventurer. En passant devant l’une d’elle il s’attarda néanmoins avec un petit groupe de badauds, contemplant un spectacle rare : l’arrestation en direct d’un monstre. Quelques humains autour de lui brandissaient leurs téléphones, mais John était de la vieille école et préférait vivre dans le présent.
Ce n’était pas un spectacle de très intéressant, ni très divertissant. C’était plutôt banal en réalité. Mais il y avait quelque chose de satisfaisant à contempler de ses propres yeux le bon respect de l’ordre naturel des choses, le bon fonctionnement des règles de la société. Comme une machine bien huilée, elle ne laissait pas quelques grains de sable se mettre en travers de son chemin.
Les policiers étaient efficaces, et le monstre fut rapidement maîtrisé. L’attroupement se dispersa, oubliant déjà ce à quoi il venait d’assister. Pour le fugitif, c’était le moment le plus important de sa vie ; pour eux, c’était un vulgaire contretemps. Aucun n’avait mauvaise conscience, mais pourquoi devrait-ils se sentir mal ? Qu’y avait-il de mal au bon respect de la loi ? Qu’y avait-il de mal à capturer un fugitif, à récupérer un animal évadé ? Les policiers étaient même louables d’ailleurs, car l’animal en question était coriace.
Quand John arriva à la bouche de métro, il ne pensait plus qu’à son ventre vide et au repas qu’il allait bien pouvoir déguster en rentrant. 19h, il se posa sur un des sièges du train, ayant à nouveau savamment évité l’heure de pointe. John se félicitait d’être si bon avec ses horaires de transport ; il était toujours à l’heure, et jamais coincé dans la foule des migrations pendulaires.
Après un long voyage, rallongé par la faim qui commençait à le prendre, John poussa finalement la porte de chez lui. 19h45, il fut accueilli par sa femme et le doux fumet qui sortaient de la cuisine ; tradition oblige. Il était le dernier à rentrer, ses enfants ayant quitté l’école il y a un moment, et on attendait plus que lui pour passer à table.
À vingt heures, tout le monde était servi, et le journal télévisé passait en fond. Les gros titres passaient rapidement : grèves sur le réseau ferroviaire, réforme de l’éducation et faits divers. Cette dernière catégorie faisait notamment figurer l’accusation à l’encontre d’une bande de monstres de violences aggravées et viol en réunion sur plusieurs victimes humaines. John en fut écœuré et décréta immédiatement qu’ils méritaient leur sort - à savoir la peine de mort, spécialement réinstaurée.
Ce que John ne savait pas, c’était qu’il s’agissait là d’un coup monté, destiné à entretenir l’image des monstres dans l’imaginaire collectif. Comme l’attentat mené par Undyne, cette accusation s’inscrivait dans un but plus large.
Tout cela était-il vraiment bien nécessaire ? L’image des monstres était déjà assez salie comme ça non ? D’aucuns diront que de telles opérations sont primordiales, car l’homme a tendance à trop vite oublier et pardonner, et qu’il ne serait pas tolérable qu’il pardonne à des violeurs assassins. Grâce à ces événements, il y aurait toujours quelque chose à reprocher aux monstres. Les humains, par contre, ne se reprochaient rien ; ils étaient tous si bienveillants. Assurés de faire la chose juste en protégeant leurs semblables innocents des griffes de ces barbares.
Le repas finit, John tua les quelques heures restantes avant son coucher devant la télé, se relaxant de sa journée usante. Elle avait été si palpitante, il mourrait d’envie de recommencer le lendemain…
Comme il s’était levé, il se coucha ; John passa à la salle de bain, tâchant l’évier de dentifrice et se débarrassant de ses affaires sales. Un rituel banal en somme. Il se glissa ensuite dans les draps, tombant presque immédiatement dans le sommeil du juste. Le sommeil de celui dont la conscience est muette, car elle n’a rien à reprocher.