Voici le nouveau chapitre, j'espère qu'il vous plaira
Je vous ai gâtés : il fait 12 000 mots.
Laissez moi votre avis en commentaire, et profitez en bien o/
Chapitre 26 :
Fidget était en robe d’hôpital, assis sur une chaise en plastique dur. Il avait froid, et il se serait mis à trembler si ce n’était pour ses muscles tétanisés. Mais le lion n’y pensait même pas, il ne pensait à rien du tout, comme déconnecté de la réalité. Il ne savait pas comment il s’était retrouvé là, ni ce qui viendrait après. Tout juste ressentait-il la peur, l’appréhension, matérialisée par une boule dans son ventre.
On lui fit remplir des formulaires illisibles. Il ne parvenait à se concentrer sur les mots qui semblaient sauter dans tous les sens et se fondre sur le papier. Former une rivière d’encre chaotique, un lac en ébullition. Des gens en blouse blanche lui parlèrent aussi, mais ils n’étaient rien d’autre que des présences à la voix lointaine. Il comprenait sans entendre, percevait sans être.
Tout ce qu’il ressentait, c’était ce poids dans sa poitrine. Ce poids lourd du destin terrifiant, presque prophétique. Il n’aurait pas dû avoir peur. Quelque chose lui disait qu’il ne devait pas avoir peur. Et pourtant, sa poitrine ne se desserrait pas.
L’instant d’après, il était allongé sur une civière. Quelqu’un était là, allongé sur un autre lit à côté. Fidget tendit le bras, et une main vint attraper la sienne. Une main douce et chaude, rassurante. Une main qui sembla absorber ses soucis, une ancre à laquelle se raccrocher.
D’autres présences en blouse blanche vinrent bientôt entraver ce contact. Les formes s’agitaient autour de lui, bruyantes, confuses. Le lion sentait les courants d’air de leurs mouvements sur sa peau nue. Pourquoi devait-il porter cette tenue ridicule ? À quoi servaient ces normes d'hygiène ? Il était un monstre, il ne pouvait pas attraper une infection.
Alors ses pensées oublièrent ce qu’il se passait autour de lui. L’univers entier sembla disparaître en un clin d’œil. Et quand Fidget rouvrit les yeux, une vive lumière l’aveugla. Il sentit soudain quelque chose sur son visage. Un poids qui couvrait sa bouche et son nez et ses yeux. Une présence étrangère qui le faisait presque paniquer. Qu’était-ce ? Qu’est-ce qu’on était en train de lui faire ?
Le lion tenta de se débattre, mais ses muscles ne répondaient plus. Il sentit un liquide glacial se répandre dans ses veines alors que la panique montait en lui. Où est-ce qu’il était ? Qu’est-ce qu’il lui arrivait ? Fidget voulu regarder autour de lui. Son corps refusa. Il était en train de sombrer, de se séparer encore davantage de l’univers qui faisait déjà si peu de sens.
Soudain, il sentit comme un coup directement à l’intérieur de son cerveau. Comme si ses méninges du milieu avaient décidé de frapper ceux de devant. Alors, même ses pensées elles-mêmes ne firent plus de sens. Fidget ne put plus lutter, et le monde prit fin.
Le lion se réveilla en sursaut. Il lui fallut quelques secondes pour se rappeler où il était et échapper à la brume des évènements qu’il venait de revivre. Il poussa un grognement, irrité par les tremblements de son siège. Pourquoi fallait-il toujours emprunter les routes les plus dépravées ? Alors que Fidget clignait des yeux pour s’adapter à la lumière, les filaments de conscience qui avaient constitués son rêve s’évanouirent, laissant simplement l’angoisse derrière eux. L’appréhension pure, après l’avoir poursuivi dans la nuit, était révélée en plein jour.
Ses pensées se tournèrent immédiatement vers leur destination, n'arrangent pas son état. Fidget, dans un réflexe nerveux, porta la main à son cou pour ajuster le collier. Mais son poing ne se referma que sur du vide. Il ne s’habituait toujours pas à sa nouvelle condition, alors même qu’il était sur le point de la perdre.
Ces derniers jours s’étaient écoulés en un battement de cils. Depuis sa dispute avec Skye, ils n’avaient pas reparlé de sa mission. À son grand désarroi, Fidget avait pu sentir la tension. Il s’était dit que cela allait passer, mais il avait la douloureuse sensation d’avoir quitté son amante sans que tout soit dit entre eux. Peut-être était-ce pour le mieux ; peut-être cela lui donnerait une raison de se battre.
Quoi qu’il arrivât, le lion ne connaîtrait jamais les regrets.
Et puis, il y avait eu l’opération. On les avait prévenus que c’était dangereux, que c’était mal maîtrisé encore, presque comme pour les dissuader. Mais ils étaient trop engagés désormais pour faire demi-tour. Au final, tout s’était bien passé. Fidget ne se souvenait que d’avoir tenu la main de Skye avant l’opération, et de la sensation bizarre du masque sur son visage, le reste noyé dans une brume d’anesthésie et d’impatience.
Au réveil, ses pensées avaient été un peu floues, et il avait mis un petit instant avant de percuter ce qu’il s’était réellement passé. Puis, dès qu’il avait pu, il s’était précipité pour voir si Skye allait bien.
Et ça avait été une des plus belles visions qu’il lui avait été donné de voir. Lui faisant monter les larmes aux yeux. Il était resté là, abasourdi, à dévorer des yeux le cou libre de son amante. Puis il avait ressenti cette douce émotion en lui, ce n’était pas de l’amour, ou du soulagement ; il était fier. Fidget était fier d’avoir été capable de faire cela. Il était fier d’avoir pu offrir un tel cadeau à Skye.
D’ailleurs, la façon dont elle l’avait regardé l’avait fait se sentir, durant un instant, comme le plus heureux des êtres.
Une nouvelle secousse le ramena à la réalité. Il regarda tristement à travers la fenêtre. Fidget aurait tant souhaité que son souvenir ait duré éternellement. Il aurait tant aimé être encore là-bas.
Mais il était ici, sur le point de faire ce qui était - sans doute aucun - la chose la plus dangereuse de sa vie. Skye avait raison, il était stupide. Toutefois, l’éclat qu’il avait vu dans les yeux de la louve à son réveil valait toutes les vies du monde. Cette mission valait le coup, si c’était ce qu’il fallait pour la faire se sentir ainsi, même juste une seconde.
Fidget était satisfait. Sa vie était réussie. Cependant, il lui restait tant à vivre encore… La boule se resserra au creux de son estomac ; il parlait déjà comme un condamné, mais il ne voulait pas mourir. Il s’était promis de s’en sortir. Il lui avait promis de s’en sortir.
Ils avaient dépassé le dernier village depuis plus d’une demi-heure quand le camp apparut enfin au loin. La ligne grise se détachait de l’horizon, la fumée opaque qui s’élevait vers le ciel semblable au doigt accusateur d’une divinité, pointé avec véhémence sur le complexe
Alors qu’ils n’étaient plus qu’à quelques kilomètres, le véhicule sorti de la route principale, empruntant un chemin qui se mit à gravir. La région recluse était entourée de montagnes. Et même si l’air glacial ne suffisait pas en cet instant à givrer le sol, les sommets blancs laissaient présager que cela serait amené à changer.
L’altitude nouvelle leur permit de mieux voir le camp dans la distance. Il leur paraissait tout plat d’ici, comme un tatouage répugnant sur la face du monde. À côté du béton aussi omniprésent que terne, les falaises rocheuses semblaient un arc-en-ciel de diversité.
Et à mesure que la perspective leur révélait l’étendue du camp, la mer anthracite semblait sans fin. Elle recouvrait le fond de la cuvette sur des dizaines d’hectares, peut-être des centaines. Les entrepôts se multipliaient sans fin, bien séparés par des routes larges aux formes géométriques. D’autres bâtiments étaient parsemés ici et là, le tout dans une configuration modulaire qui avait dû faciliter la construction. Dans toutes les directions, le même motif se répétait. Si l’on ignorait ce qui se trouvait ici, on aurait pu croire à un grand complexe industriel. Une usine ou un abattoir quelconque ; si ce n’était pour la ligne de clôture barbelée tout autour, comme des pointillés dans la distance.
Leur voyage prit fin avec un air de couperet. Tant qu’ils roulaient encore, la perspective du camp semblait lointaine pour Fidget. Mais désormais, où qu’il regardait le lion ne pouvait se soustraire à l’atmosphère de fin du monde. Les montagnes semblaient concentrer la souffrance, réverbérer la détresse des âmes qui lui parvenait comme un puissant écho.
Même à cette distance respectable Fidget se sentait mal à l’aise. La nature lui semblait plus faible, les animaux plus rares, le silence plus étouffant. Il sentait une terreur étrange - presque surnaturelle - se fondre autour de lui, prête à l’assaillir à tout instant. Le lion n’aurait pas été surpris de voir passer un cryptide entre les troncs, une créature cristallisant les pires horreurs. Peut-être même un Grand Ancien aperçu furtivement dans les monts lointains.
Peut-être cela aurait-il été préférable.
Car le monstre qu’il contemplait dans la vallée était on ne peut plus réel. C’était une bête tellement plus froide, faite d’acier et de raison. Un outil, un système inévitable. Elle n’avait pas de propension instinctive au carnage. Elle n’était pas un être que l’on tenait à distance. Elle n’avait ni sang à verser ni cœur à transpercer. Elle était un processus, une idée, aussi volatile qu’omnipotente. Inévitable.
Mais le lion ne pouvait pas fuir comme le lui intimait chaque fibre de son corps. Il se força à descendre, à quitter la protection du véhicule. Là, dehors, il se sentait soudain bien plus exposé, bien plus vulnérable.
-Deux d’entre nous vont t’accompagner, Fidget. Les autres resteront ici.
Le commandant de la mission s’approcha. Le lion s’arracha au spleen qui menaçait de l’engloutir à tout instant, la mélancolie qui collait à la peau comme un brouillard invisible.
-Prépare toi et vous pourrez y aller. Vous êtes à une heure de marche, maximum.
Fidget acquiesça, et s’avança vers le coffre d’où on avait déjà sorti le matériel nécessaire. Un soldat l’aida à troquer sa tenue de la résistance contre un haillon de prisonnier. Pour l’instant, il y ajouta un lourd manteau. Mais le lion savait qu’il devrait le quitter bien trop tôt, et affronter la morsure du froid en plus du reste. Il se demanda si les humains avaient justement choisi cet endroit pour ça - comme punition supplémentaire -, ou bien uniquement parce qu’il était si reculé.
Un autre monstre le prit à parti pour lui expliquer le fonctionnement du matériel. Il lui tendit un minuscule tube de plastique pas plus grand qu’un rouge à lèvres, et une plaque qui mesurait tout au plus cinq centimètres de large pour vingt de long.
-Le tube est une caméra portative, lui dit l’ingénieur. Tu pointe la face noire vers ce que tu veux prendre en photo, et tu appuies sur le bouton de l’autre côté. C’est silencieux, et il y a assez de batterie pour une semaine.
Le monstre reprit l’appareil photo puis dévissa le bout où se trouvait le déclencheur. À l’intérieur était rangé un petit fil. Tapotant la plaque du doigt, il ajouta ;
-Ça c’est un émetteur. Tu branche le câble sur un des petits côtés, et ça enverra tout ce qu’il y a dans la mémoire de l’appareil. Nous, on restera ici tout le long, donc essaies d’orienter la face large dans notre direction. Surtout, garde le bout vers le ciel ; ce n’est pas un tuyau, les ondes sortent perpendiculairement à l’axe de la longueur, pas dans la direction où il est pointé. Compris ?
-C’est bon, je sais comment marche une antenne, grommela Fidget.
Le lion reprit le matériel et le fourra dans deux poches habilement dissimulées sous son haut débraillé. C’était tout ce sur quoi il pourrait compter une fois à l’intérieur.
Enfin, un autre soldat le prit à part. Un de ceux qui l’escorteraient jusqu’à la bordure du camp. Le monstre lui tendit une paire de jumelles, et indiqua une direction sur sa boussole.
-J’ai inspecté la clôture. Il y a des trous un peu partout, le complexe ne semble pas en très bon état.
-C’est bizarre. On est sûr qu’il est toujours en activité ?
-Oui, il y a du mouvement. J’imagine qu’ils pensent simplement que le grillage est là pour faire joli. Les montres ne peuvent pas partir de toute façon, même si on leur ouvrait la porte, railla-t-il.
Fidget hocha la tête, et le soldat reprit ;
-Quoi qu’il en soit, ça va nous faciliter la tâche. C’est ton ticket d’entrée, mais aussi de sortie. D’après ce que j’ai vu, c’est une zone un peu à l’écart, mais pas très fréquentée. Tu devrais pouvoir te faufiler rapidement.
-Compris.
Les préparatifs se prolongèrent durant quelques minutes, suite à quoi Fidget fût prêt à partir. Toutefois, avant de commencer la descente, il lui restait encore l’élément le plus important à équiper.
Là, posé sur une table d'appoint, se trouvait une réplique du collier. Si fidèle qu’une partie de son esprit s’alarma un instant, craignant un piège. L’animation de l’écran était impossible à distinguer de la vraie, le cuir du collier avait la couleur que le lion avait si souvent vu dans le miroir, et présentait même des marques d’usure caractéristiques. Il se demanda si, en réalité, la résistance n’avait pas réutilisé le cuir inoffensif de son vrai collier.
Fidget sentait les regards posés sur lui. L’instant se prolongea avec une solennité presque religieuse. Le lion souleva la réplique. Il eut un instant d’hésitation, puis passa les mains autour de son propre cou. La fermeture était à usage unique ; ils devraient couper le collier une fois la mission finie. Il l’ajusta bien, jusqu’à ce que la parure retombe pile dans le sillon encore creusé dans sa fourrure.
Même au port, ce collier ne se distinguait pas du vrai. Fidget se sentit oppressé un instant, mais cette fois, il resta libre de ses mouvements. Aucun lien ne vint entraver son âme. Il poussa un long soupir, appréciant ce moment comme son dernier.
Puis les monstres s’écartèrent autour de lui, laissant le passage libre vers la forêt. Et Fidget s’y engagea.