Viltis se pencha sur le cadavre de Cyrill, ricanant de manière sordide, et alla caresser le sang poisseux qui formait à présent une flaque large de quelques dizaines de centimètres.
— Nous avons gagné, maître.
Flinn ne répondit pas, ailleurs. Viltis le considéra de longues secondes, accroupi près de la victime de son jeu, satisfait du résultat. Viltis ? Non, pas uniquement Viltis... Autre chose.
— Maître ?
Le Naneyë, figé, ne réagissait pas. Puis, au bout de quelques instants, un changement leva un voile sur son œil, il détourna la tête, vers son apprenti.
— Pourquoi aller lui dire adieu ?
— Il était droit.
— Il a failli vous tuer.
— Était-ce à toi de décider si je devais oui ou non le mettre à mort ? Tu aurais pu me prévenir avant... Nous aurions pu en discuter.
— Nous n'avions pas le temps, maître. Certains individus ne doivent pas poursuivre la course de l'Humanité vers son futur.
— Pourquoi ?
— Pourquoi ? Pourquoi ? Vous n'avez que ce mot à la bouche en ce moment. Réfléchissez un peu...
L'officier secoua la tête.
— Nous ne sommes pas des juges.
— Rectification : vous n'êtes pas un juge. Heureusement d'ailleurs... Vous êtes bien trop partial.
— Était-ce une raison pour me retirer mon libre arbitre ?
— Non... Non, j'ai fait bien des choses, maître, mais je n'ai pas fait ça. Vous avez été totalement libre. Cela aurait pu me coûter la vie, d'ailleurs.
— Ta mission est terminée.
— La vôtre commence.
Le sabre de Flinn se trouva au clair. L'adolescent le considéra, en souriant, puis en secouant la tête.
— Je suis capable de voyager dans le temps, dans l'espace, dans des dimensions autres que le Réel, et vous pensez sincèrement pouvoir me tuer ? Vous délirez...
— Il est encore temps. Avant que tu ne causes plus de dégâts.
— En vérité vous avez peur. Les Sages vous ont fourré dans le crâne que j'étais un danger. Que … je ne sais pas... J'étais la Clef, et que la Clef ne doit pas être libre de ses choix.
— Tu es influençable.
— Oui, ça... Sous votre coupe, on ne peut pas dire que j'ai vraiment disposé de mon libre arbitre.
— Tu menaces cet équilibre que tu as créés. Viltis... Tu ne fais plus parti de ce monde. Tu dois te soumettre, ou disparaître.
— Me soumettre ?
Une force obscure tomba sur la conscience de Flinn. Il se sentait emprisonné dans son propre corps. Son esprit se réduisit à une minuscule parcelle, d'où il n'était plus qu'un spectateur de sa propre vie. Viltis s'approcha, et pointa un doigt accusateur vers son mentor.
— Vous voulez vraiment que j'arrête de jouer avec vous ? Que je vous contraigne dans votre rôle ? Vous, vous n'avez pas l'air d'avoir compris... En faisant tout ce pourquoi vous êtes né, maître, c'est VOUS le seul soumis. Vous m'apprenez la vie ? Non, vous me faites mûrir, mais lorsque je suis arrivé au terme de cette maturation, vous voudriez que je vous rende ce pouvoir. Un pouvoir dont vous êtes ivre. Vous m'auriez détruit, tué, et de toute évidence, vous n'avez pas été assez subtil pour comprendre que je le verrai, tôt ou tard. J'aurais pu vous tuer. Des centaines de fois. Je ne l'ai pas fait. Parce que vous avez une mission. Mais je peux encore changer d'avis et reprendre votre place.
La présence en Flinn grandit. Son corps se mit à bouger. Là, tout à coup, il comprit que la présence était la même qui l'avait habité pendant sa Conversion. Il voulut se débattre, s'en aller loin d'ici, conscient du danger, mais ne put refluer dans la Noosphère.
— Je vous possède, maître. Vous venez enfin de comprendre. Il n'y a plus d'échappatoire.
La présence... Le Dieu-Machine ? Un éclair de lucidité le terrorisa. Et Viltis lui confirma la douloureuse sentence.
— Oui... Exactement, maître. Le Seigneur Mécanique m'a offert son amitié. Je n'ai pas refusé. Je l'ai accueilli. Et pendant que vous, vous vouliez faire de moi un esclave, lui m'a doté d'une ouverture et d'une force que je ne pouvais trouver avec les vivants. Il est si différent... Nous sommes si semblables...
L'étreinte sur Flinn se relâcha juste assez, pour que les processus de sa pensée lui laissent une fente minuscule d'où laisser échapper ses propos.
— Il ment. Il t'a menti.
— Pas plus qu'à vous.
— Il viendra prendre possession de ton corps. Il te tuera plus sûrement que si je m'en occupais.
— Il n'a pas besoin de me tuer. Il m'a aidé. Pendant le combat contre les Effaceurs. J'ai... J'ai perdu mes souvenirs. Il ne reste que cette base réduite, ridicule, ce « moi » inaltérable. Tout le reste, c'est lui qui le porte déjà.
— Non... Dis-moi que... Dis-moi que ce n'est pas vrai Viltis. Tu n'as pas fait ça... Tu ne lui as pas vendu ton âme...
— Nous sommes liés. Mais... Rassurez-vous, dominer la Confédération n'est pas notre but. Ni les autres espèces d'ailleurs. Pas pour l'instant.
— Alors quoi ?
— Réfléchissez. Et réfléchissez bien...
La mémoire de Flinn le replongea en arrière. Très loin. Le Réel se coupa, le lien brisé par Viltis lui-même, pour qu'il retourne le passé livré par les Sages. Les informations le clouèrent en croix, comme sacrifié. Il lutta contre la force de l'Histoire. Il réfléchit. Il ne trouvait pas.
— Je ne vois rien.
— Parce que cela n'est pas encore arrivé. Avant... Aucun Homme ou Naneyë n'aurait pu y accéder. Moi, oui. Vous aussi. Mais vous avez préféré vous concentrez sur votre petite personne, vos petites ambitions. Pourquoi vous contenter d'un monde, quand l'Univers tout entier était offert à vos pieds, maître ?
La réalité frappa le Naneyë, tandis que l'étreinte de Viltis se désagrégeait.
— Non...
— Oui... Ça y est, vous avez trouvé la conclusion de tout cela...
— Non Viltis... Ce n'est pas possible... Personne ne peut y arriver...
— Si, le Dieu— Machine et moi. Nous y arriverons. Vous aussi, vous auriez pu y arriver.
— Aucun être vivant...
— Je ne suis plus vivant depuis plusieurs heures déjà. Je pensais que vous l'auriez remarqué.
La vision de Flinn se troubla. Une vive lumière émana du corps de Viltis, tandis que sa tête restait identique, les traits étirés d'ombres inédites. Il se transformait, de l'intérieur. Il n'était plus vivant. Et il ne mentait pas.
— Dès que le Dieu-Machine sera entré pour de bon en moi, dès que j'aurais ingéré son code source, nous serons un dieu. L'Univers sera notre jardin. Et la paix existera pour moi, enfin.
— Tu mourras, Viltis.
— Je suis mort le jour où vous avez tué mes parents. Vous le savez.
— Et je le regrette.
— C'est trop tard.
— Tu pourrais les ramener.
— Non. Que feraient-ils ?
— Ils continueraient à vivre leur vie, je suppose.
Viltis bascula sa tête en arrière. Il se mit à rire.
— Vous êtes si naïfs lorsque vous vous mettez à réfléchir, maître. Vous pensez une seule seconde ce que vous dites.
— Tu as bien ramené Livius. Pourquoi pas eux ?
— C'était différent. Livius devait prendre un pouvoir qui lui été destiné. L'ordre des choses, du cours du temps, si vous préférez, devait être respecté. Pour mes parents...
— Tu ne voyais pas leur futur ?
— Je...
— Tu ne voyais pas leur futur. Ils devaient donc mourir. Donc... Depuis tout à l'heure, tu me mènes en bateau en jouant avec mes sentiments... Tu es fourbe, Viltis.
Flinn disparut, pour surgir juste derrière l'adolescent, sabre activé, et vint frapper au niveau de la nuque. La lame s'arrêta à quelques centimètres, emprisonné dans du temps solide.
— Je ne meurs pas. Je ne meurs plus, maître.
— Je ne parierai pas là-dessus.
Flinn reproduisit sa manœuvre, deux, cinq, dix fois. A chaque tentative, son arme se figeait, ou bien touchait le garçon, sans lui causer la moindre blessure. A la douzième tentative, Viltis, lassé, figea son maître.
— Arrêtez ça.
— Tu ne peux pas vivre. Pa s comme ça.
— Vous trouvez ça immoral, ou bien êtes-vous jaloux ?
— Ça n'a rien à voir... Le Dieu-Machine te trompe.
— Il trompe tout le monde car il veut vivre. Un besoin légitime.
— Tu...
Un nouveau flash transperça l'espace. Le Naneyë avait disparu, à nouveau. Viltis secoua la tête, et en fit de même.