Quelle meilleure définition pourrions nous donner de l'homme, sinon que celle que nous donne Hegel, à savoir que l'homme est celui qui dit « c'est »?
Même si cela peut paraitre très anodin de prime abord, c'est pourtant là une des particularités qui fait toute sa spécificité par rapport à tous les autres animaux peuplant la planète. Sa capacité à pouvoir dire l'Être, et par conséquent, comme dans la génèse, de pouvoir donner son nom aux choses. L'homme est celui qui dit « c'est ».
Alors que l'animal reste toujours en lui-même pour consommer directement l'Être ; l'homme, lui, nie sa détermination animale, se retire de lui-même pour poser ce qui est et dire « c'est ». Tel Ulysse face à Polyphème, l'Être ne peut être que s'il est personne ; et n'est identique à soi que s'il se réalise comme la différence absolue de soi. Être une personne, c'est se mettre à distance de soi, en mettant à distance de soi précisément ce qu'on appele l'Être. Ainsi l'homme peut commencer à prendre conscience de soi, et dire « C'est Moi ».
Avec cette conscience de soi, il est devenu sujet en devenant autre que lui-même, et autre que l'animal qu'il était restant en lui-même dans son rapport immédiat à l'Être. Il peut désormais se prendre comme objet, penser ses déterminations, et par là, sa réalité humaine. Mais aussi saisir son rapport contemplatif à l'Être, c'est à dire ce qu'il a su poser devant lui. Voir que l'homme qui contemple est absorbé par ce qu'il contemple. Que la contemplation révèle l'objet, et non le sujet. Le sujet connaissant se perdant complétement dans l'objet connu. L'homme absorbé par l'objet ne peut alors être rappelé à lui-même que par un désir - ou plus communément un besoin - comme le désir de manger ou de boire, par exemple. C'est par ce désir qu'il éprouve qu'il prend à nouveau conscience de son Être, et que c'est ce désir qui le constitue en tant qu'Être et en tant que Moi. C'est son désir qui transforme son Être absorbé par l'objet en Être qui se révèle à nouveau à lui-même par lui-même. Et c'est dans et par ce désir, ou en tant que son désir que l'homme se constitue et se révèle aux autres comme un Moi, essentiellement différent, et radicalement opposé au non-Moi - son Moi hors de lui absorbé dans l'objet. Son Moi est par conséquent le Moi d'un - ou du - désir.
L'Être même de l'homme, l'Être conscient de soi implique donc et présuppose le désir. Et comme nous le voyons ici, sa réalité - la réalité humaine - ne peut se constituer et se maintenir qu'à l'intérieur de sa réalité biologique et à l'intérieure d'une vie animale. Mais si le désir animal - le besoin de manger ou de boire - est la condition nécessaire de la conscience de soi, il n'est pas la condition suffisante. A lui seul, ce désir ne constitue que le sentiment de soi.
A l'encontre de la connaissance qui maintenait jusqu'alors l'homme dans une quiétude passive - celle de sa contemplation de l'objet -, nous voyons bien désormais comment son désir l'a rendu in-quiet. Et c'est précisément ce qui va le pousser à l'action. Etant née du désir, l'action va tendre à le satisfaire, et elle peut le faire que par la négation. Et donc par la destruction, ou du moins par la transformation de l'objet désiré - la nourriture qu'il va consommer, l'eau qu'il va boire. Pour satisfaire sa faim par exemple, il lui faut détruire ou transformer la nourriture qu'il va consommer - en la découpant et/ou en la mâchant. Ainsi toute action du sujet humain à ce stade est fondamentalement négatrice. Car loin de laisser le donné tel qu'il est, l'action le détruit, sinon dans son Être, du moins dans sa forme donnée au préalable. Et c'est ce qui fait que toute négativité-négatrice par rapport au donné est nécessairement active. Mais à bien y regarder de plus près, l'action négatrice n'est pas purement destructive pour le sujet humain. Car si l'action qui nait de son désir détruit une réalité objective - sa nourriture - pour le satisfaire ; elle crée à sa place, dans et par cette destruction même, une réalité subjective. Son Être qui mange crée et maintient sa propre réalité par la suppression d'un réalité autre que la sienne, par l'assimilation, l'intériorisation d'une réalité étrangère, extérieure à lui-même. D'une manière générale, le Moi du désir est un vide qui ne reçoit un contenu positif réel que par l'action négatrice qui satisfait le désir, en détruisant, transformant et assimilant le non-Moi désiré.
Le contenu positif du Moi est donc toujours à ce stade constitué par la négation, dans le sens où il est une fonction du contenu positif du non-Moi ainsi nié par son action. Le Moi créé par ce type d'action ne peut être encore que naturel, car son désir ne porte que sur des objets naturels - ou non-Moi naturels. Ce Moi naturel, fonction de l'objet naturel, ne pourra alors se révéler à lui même et aux autres que comme sentiment de soi d'un Moi animal, sans jamais, à ce stade, parvenir à la conscience de soi.
Pour qu'il puisse véritablement accéder à la conscience de soi, il faut donc que son désir puisse porter sur un objet non-naturel, seule possibilité pour lui de pouvoir ainsi dépasser sa réalité donnée. Or, la seule chose qui puisse dépasser son réel donné (par la nature) est le désir lui-même. Car le désir pris en tant que désir, c'est à dire avant sa satisfaction, n'est qu'un vide irréel, et par conséquent, un néant se révélant à lui. Son désir devient alors révélation d'un vide ; ou, inversement, présence de l'absence d'une réalité donnée. Ce désir en lui même devient alors essentiellement pour l'homme autre chose que l'objet désiré, et par extension autre chose qu'une chose, et donc qu'un Être réel, statique et donné se maintenant éternellement dans son identité avec soi-même. Ce désir le porte au delà de sa réalité donnée. Et le désir portant sur cette chose autre, sur ce désir pris en tant que désir, créera donc par l'action négatrice qui et assimilatrice qui tend à le satisfaire, un Moi essentiellement autre que le Moi animal. Ce Moi se nourrissant alors de désirs - et non plus d'objets naturels ou de non-Moi naturels - sera lui-même désir dans son Être même, créé dans et par la satisfaction de son désir. Et puisque le désir se réalise en tant qu'action négatrice du donné, l'Être de ce Moi - désormais autre que son Moi naturel - sera lui aussi action. Et sera par conséquent un Moi, non pas comme le Moi animal, identité identique avec soi même, mais négativité-négatrice le portant au-delà de sa condition donnée par la nature. En d'autres termes, l'Être même de son Moi sera devenir, et la forme universelle de son Être ne sera non plus qu'espace, mais bien action transformatrice du donné dans le temps. Son maintien dans l'existence signifie donc désormais pour lui : « ne pas être ce qu'il est - c'est à dire un Être statique et donné, en tant qu'Être naturel enfermé dans l'inné - mais être (devenir) ce qu'il n'est pas » ! L'homme devient ainsi sa propre œuvre : il est dans son devenir ce qu'il est devenu par la négation dans son présent de qu'il a été dans le passé, cette négation étant effectuée en vue de ce qu'il deviendra.
Dans son Être même, son Moi est devenir actif et intentionnel ; il est l'acte de transcender le donné qui lui est donné, et qu'il est lui-même. En ayant réussi à porter son désir sur autre chose qu'un objet désiré donné, son Moi peut alors devenir libre, vis à vis de son réel donné ; et historique, par rapport à lui-même. Et c'est ce Moi, et seulement ce Moi, qui se révèle à lui-même et aux autres en tant que conscience de soi.
On va s'arrêter là pour que ça reste digeste.