Chapitre 79 : Paradoxe
Xenora se tenait debout au milieu d’une immense pièce. L’endroit était richement décoré. De nombreuses statues de dragons, wyvernes et autres guivres ornaient l’architecture murale. L’éclairage se faisait à l’aide de nombreuses torches disposées en divers endroits de la salle. La lumière vacillante donnait l’impression que certaines des statues bougeaient, comme s’il s’agissait de véritables créatures remuant légèrement à chaque inspiration.
Mais l’elfe ne s’attardait pas sur ces détails, elle se contentait de fixer la personne qui se trouvait face à elle. Philis avait sorti son arc et pointait une flèche droit sur son visage. Mais quelque chose était différent chez l’archère. Ce n’est qu’après quelques secondes que l’elfe se rendit compte de la différence entre l’humaine qu’elle connaissait et celle qui se trouvait face à elle. La fille d’en face semblait légèrement plus âgée, elle avait l’apparence de quelqu’un approchant la vingtaine d’années, peut-être plus. A cet instant, l’elfe comprit qu’elle était en train de voir l’avenir à travers une vision.
Elle continua de regarder le visage de Philis, stupéfaite. Cette dernière allait devenir incroyablement belle, bien plus qu’elle ne l’était déjà. Pendant qu’elle contemplait le magnifique visage qui se montrait à elle, Xenora entendit quelqu’un parler dans son dos.
« Philis, pourquoi ? » résonna la voix de l’individu.
Surprise, l’elfe se retourna pour voir qui était l’autre personne présente dans la salle. Le choc fut alors terrible : c’était 64.
Ce qui étonna le plus la magicienne, c’était qu’il ne portait pas son foulard. Habituellement il ne s’en séparait jamais. Xenora n’en revenait pas, il était devenu encore plus séduisant qu’avant. Quelques détails avaient également changé chez lui, notamment sa chevelure. Ses cheveux étaient toujours coiffés en bataille, mais cette fois-ci ils étaient plus longs. L’elfe constata également qu’au fil du temps, le regard du demi-elfe allait s’endurcir. Pourtant, lorsqu’il regardait Philis, on arrivait quand même à y déceler toute la tendresse qu’il éprouvait à l’égard de cette dernière.
La magicienne se tourna alors vers l’archère, attendant sa réponse. Celle-ci remua les lèvres, mais aucun mot ne sortit de sa bouche. C’était comme si quelqu’un venait brusquement de couper le son afin que l’elfe n’entende pas cette partie de la conversation. Les yeux de l’humaine se remplirent d’eau et des larmes coulèrent sur ses joues. Puis, elle lâcha la corde de son arc…
A cet instant, Xenora se réveilla en sursaut. Sa respiration était saccadée, ses mains tremblaient et de la sueur coulait sur son front. Elle ne réalisa pas tout de suite que Zeratos lui adressait la parole, lui demandant si elle allait bien, remuant son épaule pour tenter de la sortir de ses pensées, mais en vain. L’elfe se repassait la scène qu’elle venait de voir en tête. Ainsi Philis allait tuer 64 d’ici quelques années… mais pourquoi ?
L’île sacrée du mana. Cela faisait un moment déjà que 64 n’avait plus mis les pieds sur les terres de l’imposant arbre Yggdrasil et de sa gardienne, Mana. Cette dernière regardait le demi-elfe s’avancer dans sa direction. Le vent se levait, le ciel se couvrait peu à peu. Contrairement à la dernière fois, le regard de l’esprit ne s’attendrit pas à la vue de 64. Cette fois-ci, elle paraissait plutôt attristée de voir l’état dans lequel il se présentait à elle. Le fait qu’il fût couvert de sang n’était qu’un détail à ses yeux. Ce qui importait le plus, c’était l’état d’esprit dans lequel il se trouvait… L’image du calme avant la tempête traversa inévitablement les pensées de Mana.
« Tu viens recueillir des informations sur ton futur ennemi, commença-t-elle, celui qui t’empêchera d’accéder au bonheur, n’est-ce pas ?
- Heureux de constater que vous allez toujours droit au but, déclara 64, j’espère juste que cette fois-ci les réponses que vous me donnerez ne seront pas aussi énigmatiques que la dernière fois.
- N’est énigmatique que l’esprit humain, fit remarquer l’incarnation de l’arbre, cependant les réponses que tu es venu chercher ici seront aussi claires que tu le souhaites.
- Les enfants de Richard Yggdrasil, commença le demi-elfe, ce dernier a affirmé qu’ils possédaient le sang de trois des séraphins du Cruxis. Il n’était qu’un clone de Mithos, je suppose donc qu’il n’était pas au courant de l’existence d’Arminas. Pour lui les quatre séraphins sont donc Mithos, Yuan, Martel et Kratos. Je sais qu’ils possèdent le sang de Mithos à cause de leur lien de parenté avec Rick, qui a le même sang. De plus, le seul et unique héritier de Kratos n’était autre que Lloyd Irving. Toute la descendance de sa famille est connue. Il n’y a eu aucune fille dans cette famille jusqu’à Yumee Irving, ce qui veut dire que personne de cette lignée n’a pu avoir d’enfant avec Rick.
Il ne reste donc que deux séraphins possibles : Yuan et Martel. Les deux autres séraphins dont descendent les enfants de Rick ne peuvent donc être qu’eux. Yuan a disparu, donc pour son cas ce n’est pas impossible. Mais Martel n’est désormais qu’une des âmes qui vous constituent, comment peut-elle avoir une descendance dans son état ? »
Mana resta silencieuse quelques instants, regardant 64 dans les yeux. Etait-il bon qu’il connaisse la vérité ? Ne risquait-elle pas de faire une nouvelle erreur en lui révélant celle qu’elle avait commise par le passé ?
« Il y a longtemps, se décida-t-elle enfin, Origin a commis une erreur, celle d’accepter de conclure un pacte avec Mithos. Les esprits originels ont beau avoir une certaine sagesse, ils n’en restent pas moins susceptibles de faire des fautes et de devoir en subir les conséquences. Je ne fais pas exception à cette règle, d’autant plus que je suis faite de plusieurs âmes, qui étaient humaines à la base, donc imparfaites. »
64 resta silencieux, attendant patiemment la suite.
« Il y a plusieurs dizaines d’années, reprit Mana, un demi-elfe est venu me voir. Il était habité par la solitude et le désespoir. Il était venu car je renfermais en moi l’âme de celle qu’il avait chérie par le passé, une âme répondant au nom de Martel.
- C’était donc Yuan, conclut le demi-elfe.
- C’est en effet comme cela qu’il se nommait, confirma l’esprit, il m’a alors fait une demande des plus étranges. Il voulait un souvenir. Un souvenir de celle qu’il avait tant aimé, un souvenir qu’il pourrait chérir à son tour et qui ne lui ferait en rien regretter l’absence de sa tendre épouse. Un souvenir qui effacerait cette solitude et ce désespoir qui le troublaient. Une seule chose était capable de satisfaire un tel souhait. »
Le sans nom réfléchit quelques instants, puis se lança dans une réponse.
« Un enfant ? s’aventura-t-il.
- L’enfant qu’il aurait eu avec Martel s’il en avait eu l’occasion, compléta Mana, je n’étais pas censée réaliser une telle demande, pas sans avoir conclu de pacte, chose que je ne devais pas faire. La représentante de tous les êtres vivants que je suis ne peut se plier à la volonté d’une seule personne. Mais le lien entre Martel et Yuan était très fort, à tel point qu’il parvenait à m’affecter. J’ai donc créé, pour la première et sans doute la dernière fois, un être vivant à partir du mana des deux anciens amants. Je me souviens encore de ce petit être, il s’agissait d’une fille dont seule la pureté de son cœur égalait la beauté de son regard.
- Vous avez… créé un être vivant, répéta 64 qui n’en revenait pas.
- Je réalisais que j’enfreignais une règle très importante par ce geste, continua l’esprit, mais maintenant qu’elle était en vie, je ne pouvais revenir en arrière. Normalement je n’ai pas à donner la vie selon la volonté de quiconque, mais j’ai encore moins le droit de la prendre. C’est à la nature de décider de ces choses-là. Mais je ne pouvais nier cette faute et faire comme si cet enfant était né de façon naturelle. J’ai donc surveillé cette fille, la voyant grandir de jour en jour, élevée par son père. Puis je l’ai vue devenir une très belle femme qui fit la rencontre d’un homme.
- Richard Yggdrasil, annonça le demi-elfe.
- Cette union ne pouvait se faire, affirma l’incarnation, elle ne pouvait entraîner que malheur et désolation. L’esprit de cet homme était mauvais, il était animé d’une cruauté sans égal. Mais l’insistance de ce dernier parvint à défier le destin. De cette union sont nés deux enfants. »
64 resta silencieux un moment, pris d’une intense réflexion. Deux êtres artificiels donnant naissance à deux enfants qui renfermaient la puissance de près de trois séraphins du Cruxis. Ainsi Rick n’avait pas menti. Cela ne présageait rien de bon…
« Est-ce que ces enfants pourront me vaincre ? demanda alors le sans nom.
- L’aîné le fera lorsqu’il sera animé par la vengeance, affirma Mana, il est destiné à te détruire. »
Le demi-elfe ne répondit pas. L’aîné des enfants de Rick était destiné à le tuer ? Eh bien il allait prouver le contraire. Si cet enfant devenait plus puissant de jour en jour comme l’avait annoncé l’ancien directeur du MSI, alors 64 n’avait qu’à devenir plus fort encore…
Sans dire mot, il se retourna et se dirigea vers son ptéroplan. L’orage grondait désormais. Une tempête se préparait.
A quelques kilomètres seulement, la mer s’agitait. Parmi les vaguelettes et autres remous se formait une étrange colonne d’eau. Cette dernière montait vers le ciel en s’amincissant tout au long de sa progression. Lorsqu’elle atteint les nuages, elle était déjà réduite à un mince filet d’eau. Ce dernier continua de serpenter dans les airs, toujours relié à l’océan. Au bout d’un moment, son extrémité parvint à toucher une surface solide. Il s’agissait en fait d’une plateforme faisant partie d’une cité volante, Exire. Brusquement, la base du filet d’eau se sépara de la surface de la mer et entama une montée vertigineuse pour rejoindre la cité à son tour.
Au final, une flaque se forma sur la plateforme d’arrivée. Le liquide entra alors de nouveau en mouvement, rampant sur le sol pour se diriger vers la maison où vivait Genis Sage. La flaque semblait contenir divers accessoires qu’elle avait amené avec elle. Mais lorsqu’elle se glissa sous la porte d’entrée, les objets restèrent coincés devant la porte, visiblement trop gros pour passer en dessous comme venait de le faire le liquide.
A l’intérieur, Genis n’était pas seul. Le mage était en effet accompagné d’un être qui ressemblait étrangement à Photonis, le sous-esprit de lumière. Cependant la chose ne lui ressemblait que dans sa forme, possédant tout de même des différences notables.
Tout d’abord, l’être était constitué d’ombre, contrairement à Photonis qui était fait de lumière. Ensuite, alors que le torse du sous-esprit était couvert de plumes de diverses couleurs, la chose avait remplacé ce plumage par de sombres écailles vertes. Ces mêmes écailles lui recouvraient les avant-bras ainsi que les tibias et les pieds, alors que chez Photonis ces membres étaient remplacés par des serres d’oiseau.
La créature posa ses yeux verdâtres sur la flaque d’eau qui venait de se faufiler sous la porte, ce qui attira l’attention de Genis. Le mage ne sembla cependant pas surpris de la présence du liquide, et lui adressa même la parole.
« Tu ne déranges pas, dit-il, il venait juste d’arriver. Nous n’avions pas encore commencé. Tu les as retrouvés ? »
Pour toute réponse, la flaque d’eau se déforma et prit la forme d’une sorte de pieuvre. Cette dernière, à l’aide d’un de ses tentacules, tourna la poignée et ouvrit la porte. Les objets qui étaient restés coincés derrière celle-ci entrèrent alors à l’intérieur du corps de l’animal. La pieuvre tendit alors deux autres tentacules au-dessus de la table et créa un courant marin à l’intérieur d’elle-même. Les objets qu’elle contenait se dirigèrent alors dans les deux tentacules que l’animal liquide présentait, puis tombèrent lourdement sur le meuble.
Genis observa alors ce qui se trouvait sur la table. Il y avait deux épées, Flamberge et Aqualyss, l’anneau du pacte qui permettait d’invoquer l’épée éternelle, ainsi qu’un étrange petit appareil qui semblait se greffer sur la main. En l’observant de plus près, le mage remarqua alors que deux joyaux étaient fixés dessus. Il s’agissait en fait d’une exsphère et d’un cristal du Cruxis.
L’exsphère, Genis la reconnut immédiatement, il s’agissait du projet Angelus, l’exsphère de Lloyd qu’il avait confié à Kratos lors de sa précédente visite. Quant au cristal, il devait sans doute s’agir de celui de Kratos lui-même.
Voyant les objets qui se trouvaient sous ses yeux, le demi-elfe poussa un profond soupir en se laissant tomber sur sa chaise.
« Ainsi il ne reviendra pas, dit-il, je lui avais pourtant demandé de ne pas vérifier tout seul ce qu’il y avait derrière les failles… A quoi pensait-il ? »
Il y eut un bref moment de silence, puis il se tourna vers la pieuvre liquide.
« Merci de les avoir retrouvés, commença-t-il, et désolé du dérangement, il n’était pas prévu qu’ils atterrissent au beau milieu de l’océan. »
Sans attendre d’éventuelles instructions, la pieuvre reprit l’apparence d’une simple flaque d’eau et sortit de la maison après avoir fermé la porte. Il y eut un autre moment sans que personne ne dise mot, moment durant lequel on pouvait entendre la pluie frapper les carreaux de la vitre. Puis, le mage reprit finalement la parole.
« Et tu dis que Kratos est allé discuter avec eux peu avant de te demander de l’emmener dans l’autre monde, adressa-t-il à l’ombre qui se trouvait à ses côtés, c’est bien cela ?
- Exact, répondit son interlocuteur d’une voix rauque qui semblait provenir de divers endroits de la pièce, il est venu directement me voir dans le temple des ténèbres.
- C’est naturel après tout, fit remarquer Genis, tu es l’un des seuls à ne pas faire ce qu’on te demande et à rester dans un temple au lieu de surveiller les failles. Si Kratos voulait agir sans m’en avertir, tu étais le meilleur choix qui se présentait à lui.
- Les autres vous obéissent peut-être par respect de votre personne, mais en ce qui me concerne je n’ai d’ordre à recevoir que de celle qui a conclu un pacte avec moi, rétorqua l’ombre, et Kitsune ne m’a jamais fait une telle demande.
- Il faut dire que tu ne lui en as jamais laissé l’occasion, signala le mage, à ce propos, des nouvelles de Sirius et Kitsune ?
- Ils sont revenus dans ce monde il y a quelques heures, informa la créature, pour l’instant ils soignent les quelques blessures qu’ils se sont faites. Ils vous rejoindront dès que possible.
- Qu’ils restent où ils sont pour l’instant, ordonna Genis, avec ce temps il est déconseillé de voler jusqu’ici. Cette tempête risque d’être redoutable… Tu peux disposer, Oméga.
- Ne croyez pas que j’attendais votre permission » lança l’ombre avant de se dissiper dans l’air.