Se connecter

The Elder Scrolls V : Skyrim

Sujet : [Fic] Au coeur de la tempête
TheEbonyWarrior
Niveau 35
09 avril 2024 à 22:47:30

Ce week-end :oui:

EsZanN
Niveau 26
10 avril 2024 à 14:26:52

De quoi bien fêter le début de mes vacances. :noel:

TheEbonyWarrior
Niveau 35
15 avril 2024 à 23:32:50

Chapitre 66

La peur était une cage. Elle n’enhardissait pas les cœurs, ne crispait pas les poings, et ne faisait naitre en ceux qu’elle affligeait aucun mot, aucun rire, aucun éclat qui la rende visible. La peur véritable ne se mélangeait pas au reste des états qui pouvaient transir l’esprit des mortels : elle corrodait l’âme, grignotant celle-ci depuis les tréfonds défendus où rien d’autre qu’elle ne pouvait régner. Car la peur n’avait jamais tout à fait déserté le monde ; alors que les premières flammes de la civilisation érigeaient une myriade de codes et de notions illusoires telles que l’espoir, l’honneur et les lois, elle s’était contenté de se tapir sous sa surface. Depuis, elle n’avait cessé d’attendre, figée, croupissant dans les abysses ténébreux comme un poison antique baignant les fondations de chaque chose et chaque conscience en attendant de dévorer tout ce qu’on avait bâti pour tenter de l’oublier.

Mais parfois, les profondeurs s’ouvraient brièvement pour happer les moins chanceux. Quand le courage d’un être s’effondrait, englouti dans la noirceur infinie de ce grand vide qui cernait le palais de l’âme, la peur grimpait le long des remparts protecteurs de la raison, s’infiltrant entre ses briques, dans chaque interstice, chaque fissure provoquée par les heurts de la vie. Elle rongeait la façade séparant l’esprit du précipice, avalant toute vie sur sa route pour ne plus y laisser que les traces décolorées de son passage. Et, quand elle atteignait le sommet des murs, quand elle surpassait tout ce qu’on avait érigé contre elle, elle s’abattait au creux des douves tremblantes dans un flot lourd et poisseux, coulant le long de chaque souvenir, chaque songe et chaque once de lumière jusqu’à ce que tout disparaisse.

En cet instant, Renji avait peur. Enserré par la rouille caustique de la crainte, il sentait les barreaux de sa prison mentale se resserrer autour de lui comme pour étouffer toute pensée cohérente y émergeant. La mort n’était plus seulement partout à la surface du monde qui l’entourait, mais avait aussi envahi celui qui tapissait les parois de son esprit. Il pouvait mourir. Rurick pouvait mourir, Nemira pouvait mourir. Oka, Zede-Tei, Rigel, Titus, Ja’Hiza, Fjol, Sheik, Athis, Torvar, Dresnil et tous les êtres auxquels il avait jamais porté plus que de l’indifférence pouvaient mourir, aujourd’hui, ici, maintenant et sous ses yeux. Certains l’étaient déjà peut-être. Et il se tenait là, à courir, enfermé dans une coquille de chair à bout de souffle, tiraillé entre chacune de ces pertes potentielles comme le pion d’un gigantesque échiquier duquel la partie était déjà décidée, et où chaque mouvement, quel qu’il soit, ne faisait que précipiter la défaite fatidique qui les attendait tous.

Chaque pas qu’il faisait dans une direction condamnait un peu plus ceux à qui il tournait le dos. Chaque souffle d’air, chaque expiration rauque et douloureuse s’extirpant de sa poitrine laissait dans l’air la marque de la défaite et de la trahison. Car c’était de cela qu’il s’agissait : il venait d’abandonner les deux frères derrière lui, tout ça pour porter secours à ceux qui ne souhaitaient pas sa venue. Ceux qui, malgré tout ce qui s’était produit, s’étaient détournés de lui lors de leur dernière rencontre.

Dans tout le chaos qui l’envahissait, une certitude demeurait pourtant. Il savait au moins pourquoi il courait. En réalité, il refusait de tout son être que cette image de lâcheté puisse être la dernière qu’on ait de lui. Celle d’un chat téméraire, irréfléchi, puéril. Celle d’un ami indigne de confiance. Celle d’un menteur. Exhumée par l’horreur critique de sa situation, inlassablement ravivée par les flammes d’un désespoir croissant, la peur brûlante faisait bouillir les relents d’un égoïsme enfoui au fond de lui. Il ne voulait pas qu’on se souvienne du nom de Renji comme de celui d’un lâche. Mais il préférait encore être considéré comme un lâche par le monde entier, plutôt que de voir les seules personnes auxquelles il tenait mourir en pensant véritablement qu’il en était un. Voilà ce qu’était la terreur : celle de voir son existence entière, tordue à l’opposé du sens qu’il avait souhaité lui donner, et exposée à des juges dont il ne pouvait supporter la sentence. Même s’il perdait tout, même s’il en mourrait, il ne pouvait pas laisser cela se produire.
En cet instant, aucun devoir ni aucun serment ne pouvaient entraver cela.

Alors qu’il dépassait les dernières bâtisses du quartier des Plaines, imprimant le sang des innocents contre les pavés gelés à coups de semelles précipitées, Renji n’était plus maitre de son destin depuis déjà bien longtemps. Il avait laissé le monde tourner, refusant de voir les risques de la vie qu’il avait pourtant choisi de suivre, pensant qu’il pouvait par magie échapper aux règles immuables de sa propre existence. Désormais, la réalité le frappait plus durement que les bourrasques glacées lui froissant le poil comme autant de coups.

Ses poumons semblaient sur le point d’exploser. Son visage pulsait à chaque pas dans un sursaut de douleur. Ses côtes le lançaient comme autant d’épines insérées de force dans son corps. Ses jambes raidies par le froid menaçaient de le lâcher, et sa conscience entière semblait vaciller sous le fardeau de l’épuisement, chaque seconde un peu plus que la précédente. Et pourtant, rien ne lui importait moins.
Trois cent mètres de plus, et il se trouvait au-dehors de la ville. Trois cent de nouveau, et il longeait le rempart sud, écrasé par l’ombre scrutatrice de Blancherive toute entière.

Cette cité, d’ordinaire si familière, lui semblait aujourd’hui viciée de la plus horrible des façons. Dans son inexorable descente, le soleil couchant plongeait les contours de la ville dans une ombre dénuée d’espoir, faisant ressortir les arrêtes abruptes des tours de guet et des remparts comme autant d’aspérités hostiles et menaçantes. Le joyau de Bordeciel paraissait avoir été attaché de force à son socle de roche comme un supplicié sur un échafaud, attendant son trépas avec l’impuissance de ceux que la fortune avait abandonné. Dépossédée de sa prestance habituelle, la masse hirsute et difforme de Fort-Dragon croissait sans cesse, devenant presque monstrueuse à mesure qu’il se rapprochait de l’instant fatidique. Le dominant comme le sombre monument d’un culte déjà éteint, toute la citadelle l’observait, désireuse de découvrir en même temps que lui l’horreur qui l’attendait plus loin.

Quelqu’un.

Devant lui, une cinquantaine de mètres en amont de son chemin, la forme distincte d’un homme assit sur le bord de la route lui parvint bien avant qu’il ne soit en mesure de l’identifier. La silhouette de l’individu se tenait contre l’un des murets de pierre bordant le sentier, non loin de l’intersection de l’hydromellerie. Était-elle blessée ?

Croiser ici quelqu’un de vivant emplit brièvement son être d’une émotion contradictoire. Une marée d’appréhension le traversa, le faisant chanceler dans sa course. Était-ce un ami ? Un ennemi ? Un citoyen en détresse ?

Le connaissait-il ?

Il devait en avoir le cœur net, et vite.
S’approchant à grandes foulées, il atteint la cible de son questionnement, et s’arrêta brusquement devant un nordique âgé d’une cinquantaine d’années.

Avant que quoi que ce soit d’autre ne traverse son esprit, il sut qu’il n’avait jamais vu cet homme. Ce dernier avait le dos ployé par l’épuisement, révélant la courbure d’une tenue de peau parcourue d’entailles. Entre ses omoplates, l’empennage d’une flèche dépassait avec une fierté sinistre, laissant l’extrémité du trait émerger de sa poitrine dans une auréole pourpre. La blessure n’était visiblement pas mortelle, mais demeurait assez grave pour clouer celui qu’elle affligeait.

Quand l’homme leva vers lui le bleu pâle de ses yeux, le félin fut saisi de l’affreux pressentiment que cet homme n’était définitivement pas de son côté.

Le nordique dégagea une mèche de cheveux poisseux de sueur du dos de sa main, révélant les contours burinés de son visage. Fendant deux lèvres ravinées, sa voix s’échappa dans un souffle rauque.

- Salut.

Ce simple mot sembla peser sur le blessé, car le sifflement de sa respiration s’intensifia brusquement. L’homme avait le poumon percé.

- Je peux… faire quelque chose pour toi ? reprit-il dans une saccade éraillée. La bataille est par là, si gaspiller ta vie t’intéresse. Moi… je file d’ici pour de bon.

Renji resta figé par ces paroles durant une bonne dizaine de secondes. Étouffée par leur rencontre, la tempête de pensées qui se déchainait en lui plus tôt redoubla soudain d’intensité, réveillant mille blessures sur son passage. Quelque chose dans les mots qu’il venait de prononcer lui faisait mal, terriblement mal.

Dans le sillage de cette guerre qu’il avait cru finie, tout s’était morcelé quand il avait posé les pieds dans Blancherive avec les frères argoniens. La fissure s’était creusée un peu plus à chaque instant, mais il avait refusé d’y croire. Chaque cadavre, chaque trainée sanglante apposée sur les parois de la ville comme un sceau de malheur n’avait fait que renforcer son désespoir, élargissant cette craquelure terrible qui occupait le fond de ses pensées depuis déjà des semaines. Aux mots de cette homme, elle venait d’être forcée grande ouverte.

«Je file d’ici pour de bon»

Il aurait aimé pouvoir moquer de telles paroles. Pour un Compagnon, la fuite était l’alternative des lâches. Cela allait à l’encontre de tout devoir, tout honneur, toute droiture morale qu’il avait tâché de respecter durant ces derniers mois. Et pourtant, il se savait coupable d’avoir répété ce même schéma plus de fois qu’il ne voulait l’admettre. Il avait fui, à chaque difficulté, à chaque regard de travers, à chaque hésitation barrant sa route. Combien de fois avait-il décidé de tout recommencer pour fuir l’horreur de l’existence ? Combien de fois avait-il été le seul architecte de son échec ? Combien de fois s’était-il échoué quelque part en espérant que les nouveaux visages autour de lui soient plus cléments que les précédents ?

Mais cette fois, une opportunité comme nulle autre s’était présentée à lui. Il avait saisi cette opportunité au sous-sol de Jorrvaskr, devant Vignar, la poitrine gonflée d’une fierté naïve. Il avait saisi cette opportunité dans les canalisations de ce fort en ruines, en bandant son arc au nom des Compagnons pour la première fois de son existence. Il l’avait saisi, en ôtant une vie pour leur ordre, en saignant en leur nom, en fêtant son rétablissement auprès d’eux. Il l’avait saisi, les mains crispées d’incertitude, l’esprit empli de crainte, mais il l’avait saisi, encore et encore, chaque fois qu’il le pouvait, faisant fi de l’hésitation, du risque et de la peur.

Mais ça n’avait pas suffi. En fin de compte, avoir saisi ces opportunités n’avait eu aucune espèce d’importance. Chaque décision, chaque chemin, chaque défi relevé se soldait de la même manière, aujourd’hui, dans l’air froid et abject de cette plaine inhospitalière. Le corps de l’homme empoisonné dans la boutique d’Arcadia restait étendu contre ce comptoir. La mort hantait toujours les rues de la ville. Oka et Zede-Tei menaient invariablement leur bataille désespérée contre ces choses. Les Compagnons livraient bataille quoi qu’il arrive, là, au pied de la ville qu’ils avaient échoué à défendre. Et il n’y avait pas qu’eux. Il y avait ceux que les blessures emporteraient, ceux que les familles massacrées hanteraient à jamais, ceux qui grandiraient sans père, sans mère, sans famille. Combien de vies brisées, combien d’existences arrachées à leur juste destinée se tenaient donc sur ces terres où la cruauté régnait en seul maitre ? Combien d’existences seraient encore fauchées dans les prochaines heures, les prochains jours, les prochaines années, soumises à un destin dont elles ne contrôlaient pas les ficelles ?

TheEbonyWarrior
Niveau 35
15 avril 2024 à 23:34:15

Renji revint enfin à lui, aux moulins tournant dans les champs, à la neige éparse tombant sur le monde, à cette ville, à cette route, à cet inconnu en face de lui. Sans le savoir, cet homme venait de lui apporter les clés d’une réponse qu’il avait cherché toute sa vie.

Rien n’était de sa faute.
En voyant Frognir, il avait craint d’être responsable de tout ceci. Mais il n’en était rien. En vérité, sa volonté n’avait pas plus d’incidence sur le monde qui l’entourait que celle d’une fourmi sur la forêt où mille générations de ses semblables allaient naitre et mourir, répétant sans le savoir les mêmes automatismes que les mille précédentes.

Il serra les poings, sentant une rage effroyable éclore en lui. Loin de l’apaiser, savoir que sa pathétique existence l’avait consigné au rôle de spectateur de tout ce drame était pour lui plus révoltant encore que le fardeau de la responsabilité. Il comprenait maintenant sous quel engrenage terrible il s’était retrouvé prisonnier dès l’instant où il était venu au monde. Sa vie, comme celles de tous les autres, n’était qu’un gravillon pris dans une vertigineuse machinerie de possibilités fixées. La roue du destin se fichait de lui, de Frognir, de Sirius ou de cet homme en face de lui : elle traçait sa trajectoire inaltérable dans le grand néant de l’existence, sans but, sans direction, sans compassion aucune. Tout ce qu’il pouvait concevoir, craindre ou espérer se retrouverait un jour broyé sous le poids de ce rouage aux cadrans innombrables dont la force décidait de toute chose, en tout instant. Il pouvait courir, tant qu’il le voulait ; sur la ligne droite qui le séparait de sa fin, la roue finirait toujours par le rattraper.

Et alors, toute la peur se mua en furie.
Laissant ses griffes jaillir de leurs encoches dans un bruissement acéré, il se jeta sur le nordique dans un cri de rage viscéral. Le bandit eut un mouvement de recul, buta contre le mur, et bascula en arrière quand la recrue le percuta, les précipitant tous les deux à terre. Dans un déferlement de frappes désordonnées, Renji déchira la chair de l’homme, lacérant son visage, sa gorge et son torse dans une pluie écarlate. Loin de le repousser, la vue de l’hémoglobine ne fit que nourrir sa fureur. Le sang versé, lui non plus, ne servait aucun but.

Il s’acharna sur le blessé quelques secondes encore après que la vie l’eut complètement quitté, imprimant dans sa chair toute l’étendue d’une détresse devenue impossible à contenir. Puis, très lentement, quand le silence fut revenu, il se releva, l’œil guidé par l’éclat de l’acier. L’homme avait saisi la hache pendant à sa ceinture durant sa chute, mais n’avait pas eu l’occasion de s’en servir.

Il ne pouvait pas ramener les victimes de cet homme à la vie, mais il savait une chose : si l’archer qui avait blessé le malfrat avait manqué sa cible, d’autres seraient un jour tombés sous les coups de cette lame. La course du destin était immuable, mais elle pouvait néanmoins être freinée, ne serait-ce qu’un peu. Désormais, c’était à son tour d’être la flèche qui enrayerait la roue du temps. Il ne parviendrait pas à lui échapper, mais peut-être pouvait-il encore tirer ceux qu’il aimait hors de son ombre, ne serait-ce que pour tâcher de la fuir encore un peu à leurs côtés.

Refermant ses doigts trempés de pourpre autour du manche de la hache, il se détourna de sa victime. Il n’avait pas tué par nécessité, et certainement pas parce qu’on le lui avait demandé. Pourtant, cette mort avait sans doute plus de sens que toutes celles dont il était responsable.
Passant une main contre son visage pour apaiser la douleur diffuse de la claque infligée par Zede-Tei, il laissa le liquide rouge imbiber son poil, se mêlant à son propre sang dans une mixture chaude et ferreuse. Puisque la violence était la seule langue que comprenait ses ennemis, il la parlerait à son tour.

Enserrant la hache avec une fermeté téméraire, il s’élança vers la bataille.

De façon surprenante, l’odeur lui parvint avant les sons. Les effluves sulfureux du métal et de la sueur l’enveloppèrent d’un coup, se collant à sa fourrure et ses vêtements comme une seconde peau. La nausée le saisit, mais son pas ne ralentit pas.
Il mit une minute supplémentaire avant d’entendre le vacarme de la bataille, et une autre avant de la voir poindre au loin. Bientôt, les morts bordèrent sa course de part et d’autre. Il reconnut sans mal les tenues de la garde impériale, mais également les plastrons colorés des détachements de Solitude et de Vendeaume. Le combat était en train de se déplacer le long de la ville au fil des assauts successifs, laissant pourrir derrière lui le sillage des vaincus. L’allégeance de nombreux corps demeurait impossible à identifier tant leur équipement était hétéroclite, mais leur origine ne faisait aucun doute : des deux côtés, l’affrontement avait causé des ravages.

Les premiers adversaires ne tardèrent pas. Alors que la masse grise des casques et des lames se précisait à une centaine de mètres, deux hommes se découpèrent devant lui, leur progression feutrée dans la clameur grandissante de la bataille.
Tous deux portaient une tenue de mailles grossières, bien loin des gambisons militaires de la garde. Le premier soutenait d’un bras son camarade, dont la jambe semblait à moitié broyée.

- Vous êtes du Lys ? lança le khajiit en faisant mine de les dépasser.
- Ouais, répondit le premier. Camp d’Épervine. C’est pas beau à voir, mais on devrait s’en… Eh, qu’est-ce que tu-

Bifurquant vers eux sans ralentir, le félin lança sa hache de toutes ses forces. Elle traça une spirale dans l’air, avant de finir sa course dans l’épaule de l’homme blessé, lui arrachant un cri de surprise. Hésitant à le lâcher, l’autre bandit se résigna à l’abandonner quand la recrue bondit sur lui, et laissa son acolyte s’effondrer au sol pour porter la main à son épée.
Trop tard. Bloquant son bras d’un coup d’épaule, Renji atteint le fourreau de son adversaire, et en tira la lame avant que le malfrat ne puisse la saisir. Ce dernier essaya de reculer, mais perdit l’équilibre sous la charge du khajiit. Plaçant une paume contre le pommeau pour assurer son coup, le Compagnon frappa une seule fois. La lame transperça l’homme de part en part au-dessous des côtes, puis ressorti de la plaie dans un cliquetis de mailles, laissant son opposant s’effondrer dans un hoquet de surprise.
Sentant que l’autre malfrat ne se relèverait pas, le cathay retira sa lame d’un coup sec, secoua le sang perlant sur son fil, et repris sa progression vers le champ de bataille, abandonnant les deux hommes à une mort certaine.

Arrivant au niveau des premiers affrontements, Renji finit par s’arrêter malgré lui, abasourdi par l’ampleur de la lutte. Partout autour de lui, des centaines d’hommes se ruaient les uns sur les autres dans un fracas épouvantable. Les percussions de l’acier se mélangeaient aux hurlements d’agonie, aux harangues et aux ordres dans un concert de violence sans fin. Déjà, les rangs des cadavres étaient en passe d’éclipser en nombre ceux des vivants. Si la mort de soldats ne l’émouvait pas autant que celle des habitants, leur quantité témoignait pourtant d’une brutalité tout aussi extrême que celle ayant gagné les rues de la ville.
Parcourant la bataille du regard, il comprit vite que la situation ne tournait pas en leur faveur. Près de lui, il observa avec horreur un groupe de soldats de Vendeaume se faire massacrer par une cohorte de hors-la-loi en une quinzaine de secondes, le bleu de leur tenue dévoré par les tons grisâtres du cuir et de l’acier ennemi. Ici, s’éloigner des siens était un arrêt de mort.

Faisant quelques pas sur un sol à la terre labourée par les bottes, le félin abandonna sa course pour un pas rapide. Les hommes du Lys d’argent étaient partout autour de lui, mais aucun ne soupçonnait qu’un Compagnon ne rejoigne la bataille maintenant. Dans sa tenue de cuir, il aurait pu être n’importe lequel d’entre eux. Mais l’heure n’était pas à la l’impulsivité. Quoi qu’il fasse, il lui fallait d’abord trouver un moyen de rejoindre le commandant des défenseurs.

S’engouffrant au milieu des combats, il se fondit entre les belligérants, et tout ne fut plus que cris, sang et larmes. Évitant la ligne de front pour ne pas se retrouver pris entre deux feux, il se mit à avancer, cherchant du regard le moindre visage familier. Il dépassa des hommes et des femmes, de toutes races, tous âges et toutes tailles, la guerre confondant leurs silhouettes en pantins anonymes sans nom et sans identité. Cette terre ne les avait sans doute pas tous vu naitre en son sein, mais elle les y verrait certainement mourir aujourd’hui.
Il déambula, sans repères, son cœur bourdonnant d’angoisse en écho au mugissement indénombrable du combat. La mêlée semblait ne pas avoir de fin. Il avança durant une durée indéterminée, craignant chaque seconde d’être pris pour cible, faisant volte-face chaque fois que quelqu’un passait dans son dos, partagé entre l’espoir que son auteur soit un allié et la craint qu’il ne le soit pas. Dans le chaos, sa progression se mua en errance. Le brouhaha assourdissant lui faisait tourner la tête, et les vibrations de sa poitrine se transformèrent en palpitations erratiques, déchirant ses tempes à chaque afflux de vie. La neige boueuse, abreuvée de sang, avalait ses pieds comme pour l’enterrer avec les disparus. Le froid, éclipsé par la fournaise des corps s’agitant dans leur ultime combat, avait laissé place à une chaleur étouffante. Ici, une action aussi simple que respirer lui demandait des efforts surhumains. Il senti sa tête tourner, puis s’effondra lorsque l’étourdissement se mua en douleur. Terrassé d’épuisement, il tâtonna dans la boue sanglante, cherchant à se relever. Dans une stupéfaction teintée de désarroi, il réalisa que sa colère s’était complètement effacée devant le carnage des hommes, soufflée comme une lanterne perdue dans un ouragan.
Il s’était préparé à beaucoup de choses en quittant Jorrvaskr la veille. Mais il ne s’était jamais préparé à ça.

Sentant du mouvement au-dessus de lui, il leva les yeux, puis roula sur le côté, barbouillant tout son corps de la fange infecte qui couvrait le sol. La botte d’un homme en armure se planta à quelques centimètres de son visage, suivie par celles de son adversaire, et les deux combattants disparurent sur sa gauche, trop préoccupés par leur soif de destruction mutuelle pour daigner lui prêter attention.
Hagard, Renji senti monter en lui la peur primale de mourir piétiné s’il ne se remettait pas debout. Il poussa sur ses bras avec l’énergie du désespoir, s’agrippant au sol et aux corps sans distinction aucune. Il se redressa, failli s’effondrer de nouveau en voyant un homme mourant tomber à la renverse sur lui, puis se mit à avancer dans une course titubante. Le sang et la terre lui bloquaient la vue, couvrant chaque centimètre de son visage, changeant les détails barbares de la bataille en un nuage de formes floues.

Désormais incapable de se repérer, il poussa un cri absent, plus proche du râle bestial que de l’expression d’une chose sentiente. Ses yeux oscillaient comme deux pendules fous, à gauche, à droite, cherchant désespérément quelque chose à quoi se raccrocher, un objet, un visage…

TheEbonyWarrior
Niveau 35
15 avril 2024 à 23:38:04

Il le trouva.

Ce fut l’armure qui attira son regard. Ce bassinet, ces épaulières, ce plastron... Il aurait reconnu cet attirail entre mille. La visière du casque, noircie par les flammes du donjon, s’ouvrait sur un visage pâle percé de deux pupilles au marron terni, comme deux braises sur le point de s’éteindre.

Il connaissait ces yeux.
C’étaient ceux de Rurick.

Le nordique gisait au sol, enseveli sous la masse damnée de deux corps sans vie. Étourdi par la violence suivant son cours autour de lui, Renji se traina sur quelques mètres, tombant plus qu’il n’avançait, tentant tant bien que mal de crier son nom pour se faire entendre.
Et, dès qu’il parvint devant son ami, une émotion terrible lui déchira la poitrine.

Ses jambes cessèrent de le supporter. Il s’effondra à genoux dans la boue sans même s’en rendre compte, et poursuivit son chemin à quatre pattes, comme une bête, happé par une angoisse insoutenable. Ses mains se ruèrent sur les corps des défunts écrasant son camarade, dégageant leur masse morte pour le délivrer de leur poids.

Sa crainte s’avéra immédiatement.

Dépassant de son plastron comme un étendard macabre qu’on aurait dressé sur une terre conquise, une lance immense perçait le torse de Rurick de part en part, disparaissant dans une auréole sanglante au niveau de sa poitrine.

Tentant d’inspirer pour chasser le flux glacial qui avait envahi son corps, le félin resta quelques secondes à suffoquer d’horreur. Puis un mouvement le ramena à lui.

Son buste. Il se soulevait. Il respirait.

- Rurick ! s’exclama le cathay en se penchant à son chevet. Rurick, tu m’entends ??

Prenant à deux mains le casque du blessé, il retira celui-ci avec empressement, dégageant son visage de sa prison de métal. Sa tignasse jaillit à l’air libre, s’accrocha aux rebords internes de son heaume durant un instant, puis lâcha finalement prise, retombant sur ses traits juvéniles en un voile arachnéen.

Comme repoussés par la clarté sélène de son front exsangue, ses mèches inertes se déversèrent en cascade le long de son visage, couvrant le sol d’un drapé de platine brûlant. Dans l’éclat du soleil mourant, le blond de sa chevelure oscillait doucement, comme la surface d’un champ de blé parcouru de vastes remous dorés. Sous le gris austère qui couvrait ces terres, au milieu de tout cet hideux carnage de rouge et de brun nauséeux, Rurick était plus beau que tous les hommes que le monde avait vu naitre.

Lentement, comme alourdies par le poids des atrocités commises tout autour d’eux, ses pupilles noisette se tournèrent vers lui, puis se fixèrent dans les siennes. Ils se regardèrent un instant, sourds à la bataille, comme suspendus au fil ténu de ce regard dont la couture menaçait de se délier d’un moment à l’autre.

- Je vais t’aider, lâcha Renji dans un souffle. Ne bouge pas, je vais te sortir de là.

Le nordique entrouvrit la bouche sans qu’aucun son n’en sorte, révélant l’émail ensanglanté de ses dents. Un filet cramoisi quitta la commissure de ses lèvres fendues, dévala la pente arrondie de sa joue pour se perdre le long de son oreille, puis se noya dans ses cheveux, les ternissant d’un trait de rouille cuivrée.

Le félin porta son attention sur la blessure de son ami. L’acier s’était retourné sur lui-même, comme révulsé par le passage de la pique, et s’enfonçait avec elle dans la chair de Rurick. Sous cette carapace de métal, le rouge couvrait tout. Il ignorait l’étendue des dégâts infligés, mais il était certain que retirer cette lance reviendrait à condamner son camarade. Il ne savait pas comment sectionner l’épieu, ni avec quels outils le faire. Portant une main tremblante autour de cette tige calamiteuse qui menaçait de détruire les fondations de son existence entière, le khajiit tenta de la déplacer, ne serait-ce que d’un cheveu, mais le corps du nordique se raidit brutalement sous lui.
Avec horreur, il vit ce dernier se tordre dans un soubresaut de souffrance. Poussé par les affres d’une toux agonisante, un flot de sang couvrit soudain le bas de son visage, inondant sa gorge et sa nuque d’une marée cruelle.

Précipité, Renji tourna la tête de Rurick sur le côté pour l’empêcher de s’étouffer. Retenant ses larmes, il leva la tête autour de lui, cherchant du regard une aide qui ne viendrait pas.

- Nemira, geint-il dans un demi-sanglot. Où est-elle ?

La main gantée du nordique lui saisit l’épaule.
Stupéfait, il senti les doigts armurés de son camarade s’enfoncer dans son bras, animés par une force qu’il n’avait pourtant plus.

Puis il vit les pleurs déformant son visage.
Et il comprit.

- Non.

Le gantelet se serra davantage dans son étreinte, crispé par un désarroi si puissant qu’il lui semblait couler en lui directement à travers sa main.

- Non, répéta Renji d’une voix brisée. Non, ce n’est pas vrai. Ce n’est pas vrai !

Puis la prise de Rurick s’évanouit. D’un coup, sans crier gare, comme un linge qu’on aurait achevé de déchirer, la pression sur son épaule s’effaça complètement, ne laissant derrière elle que le grand vide de son absence.

Lorsque le bras du nordique s’écrasa dans la boue froide, le khajiit céda finalement. Sa vision déjà salie par la guerre se brouilla complètement, ses côtes se refermèrent autour de son diaphragme dans un étau de chagrin sans fond, et son cœur sombra dans sa poitrine, lourd comme une ancre. Un torrent de douleur réfrénée rejaillit en lui, balayant tout sur sa route, jusqu’à déborder sous la forme d’un grand cri de détresse, irrépressible et absolu.

Ce hurlement n’exprimait plus rien ; il n’était qu’une plainte infinie contre le néant, un appel qui resterait sans réponse, une accusation sans coupable adressée au monde entier. En lui, quelque chose venait de basculer définitivement, mais cela n’avait déjà plus aucune importance. Ce qui était important venait de périr entre ses mains, en même temps que le visage encore chaud du nordique refroidissant dans le crépuscule de la bataille.
Il rapprocha le corps de Rurick de sa poitrine sans cesser de hurler, noyant le monde sous le son déformé de sa voix pour y ensevelir tout ce qui vivait, et tout ce qui ne vivait plus.

Dans son dos, plusieurs silhouettes se dessinèrent. Une le saisit, empoignant sa crinière d’une main pour le faire taire. Il ne s’arrêta pas.
Alors la seconde main de l’ombre se leva, alourdie par le reflet de l’acier brandi, et s’abattit contre sa gorge, une fois, puis deux, puis trois, explosant contre son corps en autant de giclées sanglantes.

Jusqu’à ce que sa tête soit à moitié détachée de ses épaules, Renji ne s’arrêta pas de hurler.

<><><>

Rigel se releva, encore sonné par le choc. Il parcouru le champ de bataille d’un regard égaré, voyant les centaines d’hommes autour de lui se relever les uns après les autres. Eux aussi avaient été précipités au sol par la détonation.

Que s’était-il passé ?

Un instant plus tôt, il se trouvait à genoux, deux malfrats penchés au-dessus de lui. Il avait senti ses forces le quitter peu après que Kazar et Riekla soient tombés. Ses mouvements étaient devenus lourds, imprécis, et le souffle de la mort avait lentement fini par se rapprocher de lui, balayant son visage de son haleine pestilentielle.
Il n’avait même pas senti de tristesse ou de rage en voyant ses rangs décimés. Dès que l’armée adverse s’était dessinée aux portes de la cité, attendant leur retour sur les restes fumants de la garde impériale, le sort qui les attendait était devenu tout à fait clair : il s’agissait des batailles dans lesquelles on se lançait à corps perdu sans dessein de victoire, porté seulement par l’espoir que la postérité se montrerait clémente.

Presque sans s’en rendre compte, il s’était trouvé à genoux, regardant les épées levées vers lui. Il s’était demandé s’il aurait mal, si ce qui l’attendait de l’autre côté correspondait aux mythes auxquels il avait cru toute sa vie. Il s’était demandé, enfin, s’il y reverrait le visage de cet homme qu’il avait un jour appelé « père ». Puis le souffle de la dévastation les avait tous frappés, ensevelissant la moindre pensée cohérente dans un amas de corps et de verglas.

Pendant une seconde, seul le néant avait occupé son esprit. Une seule seconde, pourtant si longue qu’il avait failli se demander si telle était la sensation que la mort laissait sur un esprit mortel. Le son de l’explosion ne lui était parvenu qu’après, comme retardé par sa perte de conscience brutale. S’était-il seulement évanoui ? Il l’ignorait, mais ses sens en alerte lui hurlaient désormais une chose, et une seule : quelque chose d’anormal venait de se produire.

À ses pieds, les deux bandits destinés il y a peu à devenir ses bourreaux avaient absorbé le gros de l’impact à sa place, et étaient seulement en train de revenir à eux. Il ne leur accorda pas cette chance. Ramassant par terre l’épée d’un de ses adversaires, il égorgea le premier alors qu’il était encore en train de se redresser, abreuvant le sol d’un rouge abondant. Saisissant l’arme à revers, il la leva pour achever le second. Étrangement, la lame ne brilla pas en défiant le soleil, comme ternie par des décennies d’usage. Ce détail, pourtant infime, fit courir dans sa nuque un frisson de malaise inexplicable. Tout homme vivant par le combat partageait ce sixième sens, cette capacité à sentir que quelque chose au sein d’un affrontement ne se passait pas comme prévu. Sans trop savoir pourquoi, il pouvait sentir qu’il s’agissait de l’une de ces situations.
Conscient que la chance s’offrant à lui ne se présenterait qu’une fois, il n’interrompit cependant pas son geste. Bien qu’alourdi de fatigue, son bras s’abattit avec fougue pour percer le cœur de l’homme, y enfonçant la pointe du glaive jusqu’à ce qu’elle ne se fige dans la terre en-dessous de lui.

Le dernier souffle de sa victime ayant franchi le seuil de ses lèvres, le Héraut fit quelques pas maladroits en arrière pour récupérer sa propre arme. En l’apercevant, il se pencha pour la saisir, attisant la douleur des plaies parcourant son corps.
Mais alors qu’il s’apprêtait à refermer dessus une main maladroite, il s’immobilisa complètement.

Il demeura ainsi durant plusieurs secondes, la main arrêtée à deux doigts du pommeau qu’il avait tenu tant de fois. Figé tout entier devant cet inexplicable constat et toutes les questions qu’il impliquait, Rigel regarda sa lame avec une incompréhension nauséeuse.

Au-dessus de la garde, l’acier avait viré à un noir de charbon. La tranche d’ordinaire limpide de sa lame était maintenant parcourue d’innombrables fissures grignotant le métal, pareilles aux rainures d’une feuille pourrissante. Un sentiment de rupture profonde le saisit. C’était presque comme s’il avait regardé son reflet dans un miroir pour y trouver l’image d’un parfait inconnu. Cette épée, quelle qu’elle soit, n’était plus la compagne de guerre qu’il avait brandie à d’innombrables reprises.

TheEbonyWarrior
Niveau 35
15 avril 2024 à 23:39:18

Il replia le bras avec défiance. Parcourant son entourage immédiat d’un œil averti, il constata l’ampleur du phénomène avec stupeur : partout, le fer et l’acier étaient en train de dépérir. Les haches, les armures, les écus, les jambières ; tout ce qu’il y avait de plus solide sur ce champ de bataille était en train d’être dévoré par cette pellicule noirâtre.

Alors que ses pensées suivaient leur cours, son cœur s’accéléra brusquement. Si sa lame était affligée, il n’était sans doute pas en reste. Baissant les yeux sur sa propre poitrine, il réalisa que la substance sombre dévorait déjà les écailles de son haubert. Sans hésiter une seconde, le bréton attrapa le col de son maillage à deux mains.

À l’instant où il posa les doigts sur l’acier, une vive douleur foudroya la portion basse de ses bras.

Il l’endura. Serrant les mâchoires avec une obstination scrupuleuse, il ôta sa protection et la jeta au loin, s’infligeant au passage deux élans de souffrance supplémentaires. Haletant, il regarda ses mains, sentant la brûlure refluer peu à peu. Il n’y avait aucune trace à la surface de sa peau, mais la douleur intense nichée au creux de son système nerveux lui indiquait tout ce qu’il avait besoin de savoir. Tout ce qui portait l’attirail d’un guerrier allait bientôt subir un supplice inimaginable.

Alors que cette idée faisait surface dans son esprit, les premiers gémissements se mirent à monter de tous les côtés. Les plaintes éparses se multiplièrent, puis se changèrent en cris de douleur ininterrompus, jaillissant des guerriers terrassés comme si la terre elle-même s’était mise à hurler. Il n’avait jamais rien vu de tel : en l’espace d’une minute, la quasi-totalité des affrontements venait de cesser. Parmi la petite centaine de combattants s’étant relevés, tous étaient vêtus de de cuir ou de fourrure. Chacun d’entre avait délaissé son arme, comprenant qu’il s’agissait là de leur unique salvation.

Puis, un à un, les visages des rescapés se tournèrent dans une direction commune, attirés par une forme indistincte.

Et enfin, lorsqu’il leva la tête, la compréhension frappa Rigel comme la plus sévère des sentences.

Renji. Bien sûr.

Le khajiit n’avait pas grandi. Non, il dominait le champ de bataille depuis son promontoire macabre, trônant sur un petit monticule de corps amoncelés comme un tyran sur son royaume.

Mais l’apparence de la recrue n’avait rien de celle d’un monarque : même à cette distance, l’horreur des sévices infligés à son corps suffit à faire pâlir le Héraut d’horreur.

Une lance disparaissait dans son dos, rejaillissant d’entre ses côtes comme la corne d’une bête grotesque. L’un de ses bras avait été tranché au-dessus du coude, éclosant en un bourgeon rougeâtre vomissant de sève à chacun de ses mouvements erratiques. Sa tête, anormalement penchée sur le côté, avait presque été arrachée de son socle de chair, et ne fixait même plus ce qu’il avait en face de lui.

Sa silhouette atrocement déformée aurait dû s’effondrer sur le champ, mais il se tenait pourtant là. Le khajiit vivait dans cet état impossible, tremblant par à-coups comme un serpent en pleine mue. Les plaies béantes morcelant son pelage semblaient pulser en rythme à mesure qu’une substance noirâtre s’en échappait en même temps que l’hémoglobine. Mais au lieu de couler, elle grimpait le long de son torse comme un manteau de fumée, se fondant dans sa fourrure en avalant toute trace de couleur sur son passage. C’est dans ses yeux qu’elle semblait la plus forte. Malgré ses os brisés et ses membres mutilés, son visage était empreint d’une expression que le Compagnon n’oublierait jamais.

Renji le dévisageait.

Non. Par quelque sinistre sorcellerie, il semblait toiser chacun d’entre eux en même temps, fixant ses orbites vides et vaporeux sur la moindre âme encore dressée dans ce conflit cruel.

Puis il bougea.

L’épaule du félin se leva avec une rapidité inouïe. La carapace de jais le recouvrant se fragmenta d’un coup, dispersant dans l’air une myriade de fragments d’ébène. Ces derniers se tordirent en grands arcs de cercle irréguliers, fusant dans toutes les directions comme une nuée d’insectes ravageurs. Alors qu’elle parvenait à quelques dizaines de mètres du Héraut, une des volutes sombres se mit à enfler, se muant en une colonne de vapeur noire aussi large qu’un homme. Elle cessa de croitre, se tordit un instant dans les airs, puis s’abattit sur un groupe d’hommes, les faisant presque instantanément disparaitre au sein du brouillard surnaturel.
Pendant dix secondes, rien ne se passa. Puis, comme si chaque particule de ce miasme avait soudain été commandée de se retirer, la masse cataclysmique se rétracta vers le khajiit, laissant reparaitre ses victimes les uns après les autres. Les corps noircis dévorés par la brume restèrent un instant debout, comme figés dans l’attente d’un jugement silencieux, puis s’effondrèrent tour à tour, leur chair émaciée vidée de toute substance.

Un silence de mort parcouru les plaines durant quelques instant supplémentaires. Puis, quand les autres se mirent à courir pour leur vie, les autres sillons de ténèbres se déchainèrent tous d’un coup, noyant la scène dans une noirceur où l’espoir n’avait pas sa place.

Figé devant le rideau d’obscurité qui venait d’engloutir tout ce qui se trouvait devant lui, le Héraut n’entendait déjà plus les hurlements retentissant de tous les côtés.

Depuis sa venue au monde, Rigel avait commis d’innombrables erreurs. Enfant déjà, son adoration inconditionnelle pour ceux qui l’inspiraient l’avait vu abandonner toute morale à plusieurs occasions. Un jeune homme porté par ses idéaux était une vision pleine d’espoir, jusqu’à ce que ces idéaux s’avèrent délétères pour ceux qui l’entouraient. Cela, il ne l’avait jamais compris. Peut-être parce qu’il rêvait plus grand et plus loin que ses pairs. Peut-être parce qu’il était prêt à sacrifier bien plus que lui-même pour parvenir à ses fins. Peut-être parce qu’il était prêt à sacrifier ‘’les autres’’. Encore et encore, il avait vu ceux qu’il adulait passer un à un au fil de l’épée ou au sommet de l’échafaud, sans concevoir ce qui leur valait un tel sort. Malgré toutes les tentatives de son entourage, ses idéaux avaient viré rance avec les années, teintant d’un arrière-goût amer chacun de ses rêves de grandeur fantasmée. Adolescent, la suffisance et le mépris avaient commencé à remplacer l’admiration dans son cœur.
Ironiquement, seule l’absence complète de morale de son propre frère l’avait éloigné du chemin tracé par ce dernier. Peignant partout où il passait le portrait d’un futur despote, son ainé s’était en effet doté d’une individualité hostile à la société elle-même. En dépit de son égo, Rigel avait vite compris que l’ombre grandissante du monstre en train de naitre l’avalerait tout entier s’il n’en sortait pas rapidement. Alors, il avait changé. Il avait pris les responsabilités qu’on attendait de lui, avait expié ses fautes, avait fait bonne figure face au monde. Pas parce que la morale le lui dictait, mais bien parce qu’il en allait de sa survie en tant qu’individu.

À l’aube du second siècle, il allait pourtant commettre trois erreurs de plus.

S’élancer dans la guerre par devoir avait été la première. La poursuivre par obstination en était une seconde. Mais avoir voulu l’oublier s’était sans doute révélé être la pire des trois. Une fois la guerre finie et sa peine purgée, il avait gravi les échelons des Compagnons, laissant derrière lui son passé, sa famille et son héritage, pensant que la disparition de ces derniers ferait de lui quelqu’un d’ordinaire aux yeux du monde.
Mais Titus avait vu en lui la différence qu’il tentait de masquer, comprenant avant tous les autres ce qu’un homme comme lui pouvait entreprendre. Pour la première fois, le bréton s’était vu dire que son anormalité pouvait devenir une force. Parce que son idéalisme le rendait imperméable à la morale, il pouvait s’aventurer sur une voie que d’autres auraient jugés impraticable : devenir un symbole, un guide véritable pour ceux qui croiseraient sa bannière. Adoré par certains et haï par beaucoup d’autres, il s’en était pleinement remis aux stratagèmes de Titus, usant de son don dans un but unique : changer une contrée marquée par la guerre, quoi qu’il en coûte.

En fin de compte, penser qu’il suffisait de s’affranchir du fardeau de la morale pour accomplir de grandes choses avait été d’une naïveté risible. S’il s’était fait des ennemis puissants en prenant le parti des Sombrages durant le conflit, il en avait attiré davantage encore en abandonnant sa propre histoire. Certains l’avaient averti que raccrocher sa cape au profit d’une autre était une manœuvre périlleuse, mais le mal était déjà fait. En prenant la tête des Compagnons, il avait ravivé les cendres d’un ordre mourant. La Main d’argent, pourtant tranchée de son corps, s’était soudain ravivée, ses forces grossies par celles d’innombrables miliciens.

Il n’avait pas tardé à comprendre qu’il s’agissait de la menace qu’il avait lui-même créé en gommant son ascendance : en l’absence de sa voix, les anciens révolutionnaires dont il avait été le meneur s’étaient rangés sous une seconde tête autrement moins stable de l’hydre familiale. C’était ainsi que l’ombre de son frère, devenue gigantesque sous la lueur des flammes de l’après-guerre, s’était présentée aux portes de la ville, attirée par la renommée qu’il s’était égoïstement construite. Et alors, un constat glaçant l’avait frappé : c’est dans le sang versé par ses propres mains qu’avait poussé le Lys d’argent.

Pressé par une culpabilité mêlée d’urgence, il avait commis un terrible faux-pas. Et, dans sa précipitation, il avait laissé la fougue et l’orgueil de sa jeunesse reprendre le dessus. Aveuglément confiant, il avait cru pouvoir terrasser l’ennemi d’un seul coup pour lui faire payer l’humiliation de son assaut sur Blancherive. Alors il avait tout fait pour parvenir à ses fins. Il avait menacé des familles déchirées par le conflit, manipulé des hommes aux corps et aux esprits scarifiés par les combats, usant de leur peur pour mieux les plier à ses desseins. Il avait tiré toutes les ficelles, joué toutes les cartes de sa main, pour réunir ces hommes et raser sur son passage toute trace des démons qui le hantaient.
Désormais, il comprenait que cet empressement n’avait fait qu’accélérer sa fin. Chaque cri, chaque pleur, chaque homme qui venait de périr aujourd’hui ne vivait cette calamité que parce qu’il l’avait enclenché.

Rigel allait mourir comme il avait grandi : dans l’empressement déraisonnable des hommes dont la vision surpassait la prudence.

Et pourtant, son erreur la plus grande se tenait là, juste sous ses yeux. Renji.
Dès le premier jour, il avait été coupable du plus ignoble des crimes. Il avait tout de suite recelé l’immense tourment qui enserrait l’âme de ce garçon, et avait décidé d’en faire une arme au lieu de lui venir en aide. Il l’avait exposé aux tâches les plus périlleuses pour cultiver sa noirceur, sachant que la douleur et la perte ne feraient que renforcer ce qui sommeillait en lui. Pendant des semaines, des mois, il avait entrepris de sacrifier la recrue pour tourner son pouvoir contre ceux qu’il avait lui-même échoué à vaincre. Et il avait réussi.

Aujourd’hui, dans l’horreur de la défaite, Renji venait du même coup de dépasser ses espoirs les plus fous et les craintes les plus terribles. Devant l’imminente certitude de son propre trépas, Rigel comprenait enfin que toutes les forces n’étaient pas des outils que l’on pouvait manier à sa guise, que tous les sacrifices n’en valaient pas la peine.

Ses ennemis avaient peut-être brisé le corps du jeune chat, mais celui qui avait creusé les fissures de son esprit n’était autre que lui-même. Et désormais, voilà que Bordeciel toute entière s’apprêtait à en payer le prix.

TheEbonyWarrior
Niveau 35
15 avril 2024 à 23:40:36

Désolé j'ai oublié qu'on était lundi comme j'ai posé des jours :hap:

EsZanN
Niveau 26
17 avril 2024 à 21:08:33

J'ai adoré le chapitre, c'est probablement l'un de tes meilleurs. Mais je vais quand même soulever quelques critiques, qui j'espère trouveront réponse. :hap:
Sache que ces critiques n'entament en rien le plaisir que j'ai eu à lire ce chapitre et l'attente que j'ai des prochains. :rire:

Alors déjà, tu as évidemment changé la mort de Rurick et Nemira. Même si je ne me souviens plus trop du détail de la première fic, je sais que la scène était moins "noire", mais c'est un changement bienvenu puisque cette mort sert entièrement le développement du personnage (devrais-je dire double développement, à la fois narratif mais aussi l'évolution de son "état" - probablement de dro-m'athra ?).

Cependant, le petit bémol c'est que tu as introduit, puis cultivé une intrigue concernant Renji, qui est le désir irrépressible qu'ont ses amis à devoir le sauver. On l'a notamment vu dans la scène de la bibliothèque. Mais en les tuant de la sorte, tu clos une intrigue qui n'avait jamais été entamée, je suis donc perplexe. :(
Je me dis que tu y as sans doute pensé, et qu'ils n'étaient plus nécessaire à cette intrigue puisque la réponse viendra sans que l'on ait besoin de voir à nouveau ses effets, mais tout de même. À peine ses amis dévoilent-ils publiquement qu'une force mystérieuse les oblige à sauver Renji, qu'ils meurent sans que ce sentiment inexplicable ne soit développé dans leur relation. C'est une trame narrative qui aurait été intéressante à aborder, mais encore une fois j'ai confiance en ton jugement. :noel:

La seconde critique est le contraste, peut-être volontaire, entre la tirade de Renji qui se rend compte que les actes n'ont aucune influence sur le destin, et celle de Rigel où justement tout ceci est le fruit de ses propres actions. Je ne sais pas si ces parallèles opposés sont volontaires, mais ils rendent le récit assez confus car de grandes phrases pleines de sens sont contredites cinq minutes plus tard par un monologue qui dit l'exact opposé. Rien à dire sur le style, ni même sur le message (après tout, tout n'est que point de vue et l'opposition des leurs peut aussi être source d'un développement ultérieur) mais ça a fait que j'ai lu le dernier paragraphe avec le message opposé en tête, me questionnant et donc, insidieusement, me sortant du récit. Ça n'enlève en rien sa qualité mais du coup sur la fin je suis un peu sorti de l'immersion (mais je dois avouer que la transformation, quoique prévisible, est bienvenue ; j'ai d'abord cru que Renji allait mourir quand j'ai lu qu'il se faisait boxer la gorge jusqu'à être à moitié décapité :rire:)

En tout cas j'ai hâte de voir les prochains chapitres, comment il va se remettre de ses blessures, l'impact plus long-termiste de la mort de ses amis, va-t-il devenir une bête sauvage destiné à mourir comme telle ou bien redeviendra-t-il humain, quid d'Oka et Zede-Tei ?

Il me semble qu'il y avait une intrigue avec un Orque Compagnon à Épervine dans l'ancienne fic, je sais pas si c'est encore prévu mais bien que n'en ayant aucun souvenir je sais qu'elle m'avait beaucoup plu. :hap:

En tout cas, la direction prise est surprenante, mais pas déplaisante. Je regrette un petit peu l'échelle du conflit ceci dit. J'aimais bien quand c'était à coup de menaces secrètes, d'ordre cachés et d'ombre qui plane au-dessus de la tête des autres. L'anéantissement pur et simple d'une métropole Nordique, en revanche, c'est pas ce qu'on a connu de plus subtil. :noel:
Mais encore une fois, super chapitre, et ça fait du bien d'en avoir un long, j'ai adoré le lire et vivement la sweet. :noel:

TheEbonyWarrior
Niveau 35
18 avril 2024 à 18:59:05

Merci du retour :noel:

Y'a une partie sur laquelle je ne répondrai pas car ce serait vous spoil, mais concernant l'opposition des passages Renji / Rigel c'est effectivement quelque chose de volontaire :

On a d'un côté l'échec d'un commandant qui a toujours été libre de ses décisions et réalise que celles-ci le mènent à sa perte, son contrôle de la situation l'a aveuglé et mené à faire des choix destructeurs.
De l'autre, Renji n'est conscient et responsable de presque rien de ce qui lui arrive : il subi les actions de ce qui l'entoure et est finalement une victime collatérale de Rigel comme des ennemis de ce dernier.
Les deux se trompent dans une certaine mesure, mais la suite le montrera si je m'en sors pas trop mal :oui:

Cela dit, avec la narration semi omnisciente j'ai parfois un peu tendance à lancer des personnages dans des considérations philosophiques qui les dépassent, mais promis c'est ce qu'ils pensent je ne suis pas schizophrène :hap:

Mais tu as raison, à force d'écrire j'oublie quelle impression mes chapitres donnent à la lecture, j'essaierai peut-être d'appuyer un peu plus l'aspect de la subjectivité à l'avenir pour éviter que ça se reproduise trop souvent ! :ok:

EsZanN
Niveau 26
18 avril 2024 à 21:45:34

Je vois. Merci de la réponse chef. :hap:

EsZanN
Niveau 26
07 mai 2024 à 00:23:13

Up. :hap:

TheEbonyWarrior
Niveau 35
07 mai 2024 à 02:02:48

J'avoue que j'ai pas du tout avancé dessus :hap:

MAIS je m'y remet dès demain comme je suis en vacances jusqu'au 13, je vous update en fin de semaine :oui:

EsZanN
Niveau 26
07 mai 2024 à 15:13:01

T'inquiète bg profite de tes vacances comme t'en as envie, on a bien patienté plusieurs années avec cette fic en pause je vais pas faire le pleurnicheur pour quelques semaines. :hap: :coeur:

EsZanN
Niveau 26
23 mai 2024 à 12:30:02

:up:

TheEbonyWarrior
Niveau 35
24 mai 2024 à 22:24:02

Mes excuses pour cette absence de nouvelles :hap:

L'écriture avance plutôt bien, avant la fin du mois :oui:

EsZanN
Niveau 26
28 mai 2024 à 18:59:35

Yes, bon courage pour l'écriture chef, et merci pour la régalade. :coeur:

TheEbonyWarrior
Niveau 35
02 juin 2024 à 15:41:31

Salutations :hap:

Trop de soirées, trop de travail, et j'avoue un compromis de ma part pour avancer ma campagne de JDR pour mes pauvres joueurs, en conséquence le chapitre n'est évidemment par prêt désolé :rire:

Je pourrais publier ce que j'ai fait mais ce serait plus court que d'habitude et j'ai vraiment pas envie de faire trainer ce passage ci sur 2 chapitres étant donné son contenu, je vais pas donner de date mais je bosserai un peu dessus chaque jour jusqu'à ce qu'il soit fini :oui:

EsZanN
Niveau 26
03 juin 2024 à 13:04:43

Aucun problème, amuse toi bien et prends ton temps, mais ne nous oublie pas. :rire: :noel:

TheEbonyWarrior
Niveau 35
28 juin 2024 à 18:18:18

Deux chapitres ce weekend

EsZanN
Niveau 26
09 juillet 2024 à 18:16:05

Je commençais à m'impatienter. :noel:

Sujet : [Fic] Au coeur de la tempête
   Retour haut de page
Consulter la version web de cette page