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Sujet : [SF][Roman] Vertige Stellaire
--crazymarty--
Niveau 10
12 septembre 2017 à 10:55:31

Le major et Viltis semblaient plonger dans d’interminables observations. Flinn regarda la scène quelques minutes, puis, désœuvré, invita Guilhem à le suivre d’un regard très appuyé.

— Ils s’entendent bien, nota le lieutenant.
— Cela n’a pas l’air de te plaire…
— mon colonel, avec tout le respect que je vous dois, je crois que…

Guilhem se ravisa, baissant d’un ton quand le visage d’un cybernaute s’écrasa dans son champ de vision.

— Je crois que le major en fait trop, reprit Guilhem d’une voix murmurante.
— Rien que ça ?
— Je connais le talent de votre apprenti, mon colonel.
— Qui ne le connaîtrait pas ?
— Vous marquez un point, mais malgré tout… je crois que… je crois qu’il n’est pas bon qu’ils passent trop de temps ensemble.

Flinn, qui marchait d’un pas leste à coté de son ancien élève, se stoppa net.

— Attends, Guilhem, si je te suis bien… Toi, qui a commis des actes bien plus répréhensibles qu’une pauvre petite discussion, tu es en train de me dire de… De me méfier du major Asweltorf ?

Guilhem comprit qu’il était allé trop loin, mais n’en démordit pas, et hocha la tête d’un mouvement franc, sans équivoque.
— C’est une mauvaise blague ?
— Non, mon colonel, je ne crois.

Flinn sembla se gonfler, et se rapprocha de son subalterne jusqu’à ce que son index pointe sur le plastron articulé du jeune homme.

— Maintenant, écoute moi bien, Guilhem. Je t’ai sauvé la vie, j’ai fait de toi un personnage influent, et je ne crois pas que tes petites leçons de morales soient les bienvenues. Je sais que tu n’aimes pas le Major après ce qu’il t’a fait, mais ce n’est sûrement pas une raison pour tenter ce genre de bassesse.
— Cet homme est vicieux, souffla le lieutenant.
— Retire ces mots tout de suite.
— Je ne suis plus sous vos ordres, mon colonel.
— Peut-être, mais n’oublie pas ce qui nous attend.

Guilhem braqua un regard atone contrebalancé d’un rictus féroce ?

— Mon colonel, méfiez-vous du major Asweltorf.
— Je n’ai pas de leçons à recevoir, répliqua Flinn. Pas de ta part en tout cas.

Guilhem soupira, lassé.

— N’ignorez pas son passé, mon colonel. Il est rusé, peu fiable.
— Peut-être le jour où j’aurais quelques preuves…

Un sourire torve tordit la bouche de Guilhem.

— S’il vous faut si peu de choses pour être convaincu, mon colonel, ce sera un véritable jeu d’enfant.

Il tourna les talons, ignorant avec superbe le Naneyë.

— Tu es mon subalterne, gronda Flinn. Reviens ici.
— Plus maintenant mon colonel, répondit Guilhem après s’être retourné. Je n’ai plus de véritable statut, alors, que pourrez-vous faire contre un fantôme ? Je sais très bien ce que vous comptez faire de votre prestige. Grand bien vous en fasse. Mais ne considérez jamais que nous serons comme avant, maître et disciple.
— Tu ne t’en tireras pas à si bon compte, Guilhem… Tes petites vengeances…
— A mon tour de mener ma carrière, mon colonel.

Et dans un rire léger, il s’effaça au coin d’un couloir.

--crazymarty--
Niveau 10
12 septembre 2017 à 10:56:23

« Quel idiot ». Guilhem se maudit d’avoir été si crédule. « Quel idiot ai-je fait », songea-t-il à nouveau en dépassant un autre angle, alors qu’il ne cessait de s’éloigner du laboratoire du major. « Comment ai-je pu être assez stupide pour croire qu’il m’écouterait ? » Il savait que le lieutenant-colonel Flinn lui donnerait une oreille attentive, tout comme il s’attendait à la réaction que fut la sienne : de la méfiance, de la défiance, du mépris et une colère neuve, malsaine. L’officier toisa un serviteur qui passait en cahotant devant lui, manqua de le bousculer, et décida qu’il en avait vu assez pour la journée. Il rêvait d’écraser quelque chose entre ses doigts. Il lui fallait un objet physique, un médiateur sur lequel passer toute sa frustration, sa hargne. A cet instant, il s’aperçut que l’un des patios que longeait le couloir qu’il empruntait possédait des ouvertures, et qu’elles n'étaient pas fermées. Avec un soulagement relatif, il se dirigea vers une porte vitrée, oblitéra ses canaux visuels lorsque le soleil percuta son visage, et laissa la tension refluer petit à petit.
Le lieutenant-colonel ne pouvait pas comprendre. Il était lui-même une partie du problème de Guilhem. Il n’avait pas hésité à l’envoyer vers un danger certain alors qu’il se remettait à peine de ses blessures subies sur le Keller Lumen. Il l’avait littéralement répudié, le radiant de son statut d’apprenti, et brisant définitivement son idéal fragile mais bien réel d’inquisiteur de plein droit. Pire encore : il avait activement participé à la destruction de cette institution. Pendant quatre longues années, Guilhem avait voyagé très loin, bien au-delà de ce qui lui semblait supportable. Il avait vu, écouté, sentit, goûté à la trahison et sa sœur jumelle, la suspicion. Il avait allègrement torturé, arraché tant de secrets de cœur et d’esprit que sa conscience suintait des souvenirs de milles maux, et il savait que jamais le baume du temps n’effacerait la cicatrice dans sa mémoire. Et le lieutenant-colonel ignorait tout cela. Oh, bien sûr, il connaissait le contenu exact des missions, le nom de chacun des individus passés entre les griffes de Guilhem, ainsi que la lente agonie psychique qui avait précédée leurs chutes. Lui-même avait participé à des séances de conversions. Et pendant des décennies, les fantômes mécaniques de ces officiers et de ces soldats renégats hanteraient les murs de bon nombre d’institutions Confédérés. Mais les larmes ? Les cris ? La douleur ? Le doute ? Non. Impossible. Blocage complet de la situation, incompréhension, silence et gêne, le parcours douloureux de la rupture s’inscrivait entre le maître et son ancien disciple.

Guilhem trouva le réconfort d’un banc placé face à un bassin rempli de poisson noirs, boursouflés, et dont la gueule ne cessait de venir caresser la surface. Leurs corps mous se frottaient aux lignes graphiques d’algues colorés, elles-mêmes éclairées par de subtils jeux de lumières. Guilhem n’appréciait pas la scène. Il avait détourné ses yeux vers le haut. La chromatique ronde des couleurs faussée par la restitution d’un filtre infrarouge et ultraviolet lui renvoyait une image du ciel chatoyante, presque hallucinatoire. Le jour faisait place à une nuit en symphonie de lueurs mauves, jaunes, vertes, bleus et rouges. Avec une certaine lassitude, il reconnut le point grave et lointain d’une étoile. Une étoile qu’il n’avait que trop bien connu. Un havre qui s’était mu en un cauchemar vivant.
Guilhem revint environ trois ans dans le passé. Il se revit, debout, face à la sphère brûlante et majestueuse de l’étoile classée sous le nom de codage universel CS-359-W. Magnitude apparente de 13,53. Une naine rouge, presque froide, que l’amiral du vaisseau dans lequel il avait pris place détaillait avec un plaisir de connaisseur. Une véritable gourmandise, à trois jours de voyage de la Terre. Une simple promenade pour Guilhem. Le système de Wolf l’avait accueilli d’une chaleur tiède et d’une lumière douce, en forme de veilleuse immense, réchauffant à peine l’atmosphère d’un amas de matière en orbite. Wolf Trine. La taille de la Lune, une atmosphère saturée de dioxyde de carbone et de méthane. Une végétation déclinante, dont l’empire sur le petit monde reculait un peu plus chaque jour. Une Lune verte, mais un monde aussi condamné que Vénus. L’exploitation de ressources minières, ainsi que la présence de trois colonies humaines expliquaient l’intérêt de ce monde pour la Confédération. Vingt-cinq milles individus, la moitié environ composant une solide assise civile qui avait choisi de migrer sur un monde en voie de désertification, mais dont les océans peu profonds offrait de véritables tropiques. Manhattan, cité marine en forme de gros village d’acier et de béton qui plongeait ses racines sur une plage douce à la flore onirique, semblait constituer la promesse d’une construction longue, durable, en accord avec une politique expansionniste, volontaire. Manhattan, comme un pied de nez à l’histoire de New York, rayé de la carte terrestre. New York, nom du méga continent qui abritait toutes les installations humaines. Queens et Brooklyn étaient les deux autres lieux d’activité humaines. Guilhem ne les avait jamais vu. Les deux petites colonies ne représentaient que des noms étranges à ses oreilles. Aucun intérêt. Sa mission le conduisait uniquement parmi le réseau solidaire, solide, mais microscopique des élites de la cité capitale. « Manhattan, Pionnière et Forte » scandait la bannière qui l’avait accueillit sur l’astroport juché dans un équilibre artistique sur une corniche maritime. Les deux Nobles Clercs qui l’avaient salué alors qu’il descendait la rampe de la navette de liaison lui semblaient également « pionniers » et « forts », une assurance agressive animant leurs gestes et leurs paroles. « Ici, nous sommes les plus fervents fidèles du Culte Mécaniste », s’étaient-ils vantés. Cela n’avait arraché à Guilhem qu’une pensée méprisante, presque vulgaire. Une insulte s’était dessinée dans son esprit. Il aurait pu convoquer le terrain de l’honneur pour les rendre dociles, craintifs. Il s’était retenu, conscient de signer son arrêt de mort s’il allait dans ce sens. Il avait crevé d’envie de les remettre à leur place, celle de pauvres petits roturiers incapables de comprendre le sens réel de leur mission, et de se vautrer dans une complaisante médiocrité que lui, fils de général, devait combattre avec le plus grand sérieux. Guilhem se sentait encore investi d’une mission sacrée envers ceux qui lui avaient permis de faire ses preuves. Et cet engagement le rattachait souvent à une réalité faite d’actes concrets, d’obligations morales mais cohérentes. Les inquisiteurs n’avaient pas perdu de temps, et malgré la palabre lourde des lieux communs et des clichés langagiers, ils l’avaient mené aussi sec vers l’objet de sa visite. Le siège local de la Sainte Cléricature occupait un bâtiment encore neuf mais déjà défraîchi, où la lumière orangée semblable à un perpétuel coucher de soleil miroitait sur les fenêtres encrassées et les corniches d’aciers qui entourait la construction rectangulaire comme de monstrueuses ceintures. Là, les Nobles Clercs sans nom l’avaient laissé patienter dans un hall terne, vide, tandis qu’ils avaient prévenu le maître des lieux de son arrivée. Une attente froide avait investi son corps, raidissant son esprit, et le mantra des préceptes que Guilhem brandissait en épée tranchante galvanisait son esprit. Aride, l’air local faisait suinter sa peau d’une substance salée et grasse, qu’il essuyait d’un revers de main, contemplant après son geste la finesse de la construction de ses membres robotiques. Des mains ? Non, des organes de pouvoir où tant de sang avait coulé et coulerait encore. Une porte s’était alors ouvert sur une bedaine proéminente et un sourire jovial d’où perçait une part de mensonge aussi évidente qu’avenante. Le Noble Clerc Major Deenick s’était avancé, et Guilhem s’était levé. Ils avaient échangé leurs identités respectives, dans un parfum de poncifs polis, et s’étaient dirigé vers le bureau du Noble Clerc que ce dernier avait refermé d’une main leste.

--crazymarty--
Niveau 10
12 septembre 2017 à 10:57:54

— Que me vaut le plaisir de votre visite, agent De Choire ?
— Contrôle des exports, avait répliqué Guilhem. Une simple procédure de routine.
— De Choire, De Choire, avait continué l’officier, ignorant la réponse à sa propre question. Le fils aîné du général de Choire ?
— Lui-même.
— C’est un immense honneur ! s’était extasié Deenick. Un immense honneur pour une si petite planète que Trine… Je ne comprend pas la raison de la venue d’un tel être émérite comme vous l’êtes ici… Un de vos subalternes aurait pu s’occuper de toute cette manœuvre. Une perte de temps, vraiment. Je ne comprends pas les hautes administrations de vous confier si fastidieux travail.
— J’aime me rendre compte de la réalité au travers de mes propres yeux.
— Des yeux nobles, semble-t-il.

Guilhem avait décoché un sourire de politesse.

— Vous êtes trop bon, major.
— Allons, allons, vous êtes mon invité. Je ne suis pas là pour vous jouer une pièce de théâtre.
— Ah, vraiment, major ?
La première attaque. La plus décisive. Deenick avait pâli.
— Que voulez-vous dire, agent De Choire ?
— Oh, rien de bien important. J’avais justement l’impression que vous me sembliez trop honnête pour « jouer une pièce de théâtre ».

Guilhem avait mimé des guillemets. Deenick était devenu plus blafard encore.

— Écoutez, monsieur, je fais mon travail avec toute la droiture et l’honnêteté que me dicte ma mission ici.
— Une mission en forme de punition, non ? Vous étiez un brillant Noble Clerc sur Terre. Vous avez même servi sous les ordres directs de feu le Commandus Magnus Keller.
— Un saint homme, avait répondu Deenick en hochant la tête. Et je ne dis pas ça par pur conformisme, non. Je le pense vraiment.
— Et que pensez-vous de Ebrahim Entor ?

La surprise avait fait trembler le major.

— Je ne comprends pas bien, agent De Choire…
— Pourtant, vous devriez, non ? Vous avez passé quelques années à ses cotés, au Palais. Vous étiez en charge de certains dossiers compliqués qui donnait du fil à retordre sur le secteur de la Grande-Bretagne.
— Ce sont là des affaires confidentielles, je ne peux pas en parler aussi librement que vous le souhaitiez, avait répliqué l’homme bedonnant d’une voix mal assurée. La Sainte Cléricature punit durement tout ce qui outrepasse les clauses du secret de ses missions.
— Êtes-vous au courant de la situation ?

Deenick avait hésité de longues secondes, avant de se lancer.

— Oui… Non… Enfin, pas dernièrement. Mais n’êtes-vous pas là pour la gestion et le contrôle des exportations annuelles en matière première ?
— Si, et c’est bien ce que je fais.

L’aplomb de Guilhem l’avait à nouveau déstabilisé. Il avait sué à grosses gouttes, et il avait semblé au jeune homme qu’il s’était davantage enfoncé dans son fauteuil.

— Des renseignements, ne voilà pas une excellente matière première pour notre noble institution ?
— Bien sûr, bien sûr, monsieur De Choire… Vous savez, je n’ai rien à cacher. Je suis prêt à me livrer à la Question si tel est votre désir… Vous n’êtes pas vraiment un agent de contrôle, n’est-ce pas ?
— La nature de ma fonction ne devrait pas vous préoccuper avec trop d’attention, major… Avez-vous eu des rapports avec l’ex-citoyen Commandeur Entor, major ? Avez-vous échangé, avant sa Conversion et son inculpation pour haute trahison, des informations susceptibles de nuire à la Confédération ?
— Monsieur…

La voix de Deenick s’était étranglée dans sa gorge. Il s’était su piégé, à cet instant. Il avait tenté de se relever, mais Guilhem l’avait coupé dans son geste.

— Inutile de tenter quoique ce soit, major. Je suis accompagné d’un bataillon complet de Licteurs fidèles aux principes du Très Saint magister Siegfried. D’autre part, nous savons que vous avez eu une correspondance soutenue avec Entor. Si la nature de celle-ci est totalement légale, et ne remettait pas en cause le principe d’union entre les corps armés et la Sainte Cléricature, vous n’avez aucune raison de vous en faire. Si c’est le contraire, par contre…

Guilhem avait laissé sa phrase en suspend de manière volontaire. Un petit effet de manche pour appuyer sur la situation complexe dans laquelle s’était mis le major. Au grand étonnement du jeune cyborg, celui-ci avait esquissé un sourire tiède, compatissant, avant de le fixer droit dans les yeux.

— Alors vous aussi, ils vous ont eu, monsieur De Choire.

--crazymarty--
Niveau 10
12 septembre 2017 à 11:00:17

— Je sers une cause juste.
— Sans vous poser de question sur son intérêt final ?
— Il n’est pas de mon ressort de poser des questions. J’agis pour la mission que l’on m’a confiée.
— Vous me semblez pourtant doté d’une grande intelligence, c’est bien dommage…

A nouveau Deenick avait souri.

— Nous avions un très riche échange avec Ebrahim. Il se savait perdu et condamné par cet ignoble traître qu’est le Commandus Magnus. Pendant un temps, j’ai lutté contre le commandeur, soutenant celui qui me semblait être la force vive de nos espoirs, l’icône de l’absolution du Dieu-Machine. Le bras armé de la Sainte Cléricature. Mais lorsque le dossier du décès — pardon, de l’assassinat programmé de feu le Très Saint Magister Oddarick a été porté à ma connaissance, j’ai compris que la foi n’était plus un motif valable pour que la Sainte Cléricature poursuive son entreprise légitime.

Il avait soupiré, puis repris.

— J’espérais faire de Trine un havre de paix pour ceux dont la conscience se battait entre les convictions et la réalité pragmatique, bien plus sale. J’ai eu l’outrecuidance de tenir tête à ma façon contre le pouvoir en place. Mais je ne regrette rien.
Deenick s’était levé, et Guilhem lui avait quasiment sauté dessus.
— Je n’ai pas honte de tout cela, monsieur De Choire. Alors, faites votre office. Vous avez ici mes aveux pleins et entiers.
— Citoyen Lied Deenick, au nom du Dieu-Machine, je vous arrête au motif de haute trahison envers le Culte Mécaniste et le Très Saint Magister Siegfried.
— Amen.

Guilhem lui avait décoché, par pur réflexe, un violent crochet, et le major avait lourdement chuté. Mais il n’avait pas pleuré, ne s’était pas plaint. Il avait eu ces mots, troublant, à l’adresse du jeune homme.

— Il ne nous reste plus que la désolation. Entor avait raison : les idées sont nobles, mais si l’Homme qui les conduit est un malfaisant, alors elles finiront par perdre leur sens.

Wolf Trine avait conservé sa part de mystère. Deenick avait déjà été réduit à l’état de loque humaine, ses idées de dissidence révoquées par la puissance des instances du Dieu-Machine. Guilhem ne l’avait pas revu. Mais ses mots eux, avaient résonné longtemps encore, tandis qu’il arpentait le sol instable de la plage de Manhattan. Et il avait oublié cet épisode pendant des années. Jusqu’à ce que Viltis vienne parasiter son existence.

Guilhem n’aurait eu qu’une envie en cet instant : contredire la sage maxime d’un parvenu réduit à l’état d’automate. Si seulement Deenick avait eu tort … Rien de tout cela ne serait arrivé. Il n’aurait pas eu à jouer avec la dureté de ses ressentiments. Il n’aurait pas se tenir assis sur un banc terne qui sentait la peinture grasse et la douce aigreur de la déception. Une lucidité glaçante s’empara de lui, fracturant son intimité, liant ses idées de nœuds rouges et sanglants, sales, dérangeants. Guilhem secoua la tête. « Non, ça ne peut pas être aussi simple ». Il retint un rire nerveux, coupable d’avoir pu être trop naïf.

Guilhem était jaloux de Viltis.

L’enfant, hormis son don, ne présentait rien d’extraordinaire. Il soulevait des montagnes, il jouait avec la gravité, mais son intelligence n’avait rien de l’élégante lucidité de Flinn. Il se contentait de suivre les principes fondateurs de la Confédération, assortis de bribes que glissait subtilement le Naneyë dans les discours à son apprenti. Viltis s’était même comporté avec un profond irrespect pendant la cérémonie informelle, face au Très Saint Magister. Flinn l’avait repris, mais cela n’effaçait pas l’indécence de son attitude. Il aurait dû avoir plus de pitié et de clémence que n’importe qui d’autre. Viltis était un adolescent de treize ans, pas un combattant. Un enfant, à l’aube de l’âge adulte, qui partageait avec lui le privilège de servir le Dieu-Machine. Viltis n’avait pas choisi de venir à Civimundi. Guilhem savait que sa famille était restée dans un quartier anonyme de Vilnius, et il imagina un instant ce qu’ils devaient ressentir. De la peur, et pas la fierté noble que lui avait inculquée son général de père. Il eut pitié, une seule seconde. Et la haine revint le charger de son fardeau.

Flinn avait tout manigancé. Viltis n’avait rien à voir, il n’était que l’objet d’un pouvoir disputé, un enjeu notable qui pouvait faire pencher la balance des forces en présence si une guerre devait avoir lieu. « Une guerre, oui, mais contre qui ? ». La Confédération ne connaissait qu’un seul ennemi, et celui-ci était purement humain. Les mécréants avaient été réduits à de vieilles réminiscences qu’on agitait devant les enfants, des contes construits pour inculquer à tous, dès le plus jeune âge, la nécessité de ne pas nuire à la cybercratie. Même les peuples externes, les xénos, constituaient davantage une base d’agents serviles plutôt qu’un danger tangible. Rien n’aurait dû inquiéter Guilhem.

Il sentait pourtant le poids d’une menace sans nom.

Les cubes. Les artefacts. Des objets sans valeurs pécuniaires, dont la connaissance se limitait à quelques observations grossières et évidentes. Les seules conclusions probantes au sujet des artefacts étaient leur nature artificielle, fruit d’une civilisation notablement avancé. Sans doute plus que la Confédération. Guilhem pouvait palper son angoisse et la raccrocher à ces maigres pitons, acrobates de hautes hypothèses où sa compréhension menaçait à chaque instant de glisser vers le vide de l’absurdité, du non-sens. « Peut-être qu’il n’y a pas de sens à cela ». Une autre hypothèse, une autre question, un processus sans fin qui le happait. Il se redressa. Il repoussa maladroitement le maelström mental, s’obligea à laisser une forme de sérénité envahir chaque interstice de sa conscience. Comme un baume venu du fond des âges, le calme bienfaisant dicté par quelques exercices de relaxation bénins convoqua sa lucidité.

Viltis subissait. Flinn possédait des motivations propres. Le Colonel Beik avait relâché sa garde sur le Naneyë.

Et Guilhem devait veiller au nouvel apprenti. La Mission lui donnerait un excellent prétexte. La seule vengeance qui vaille la peine d’être élaborée. Flinn chuterait, c’était une certitude. Le jeune officier devrait faire appel à ses vieux démons, remonter la trace de ses tourments, et alors l’apparente armure de métal se scinderait en révélant toute la noirceur et la pourriture qui régnait dans le cœur de l'officier. Oui, il l’aurait, sa vengeance. Il serait enfin le héros noble, en pleine lumière, et cette lumière éclairerait tout le trouble de ses actes passés. On apprendrait ce qu’avait fait Guilhem pour sauver la Confédération. Un héros, à l’âme assombrie, mais qui pourrait jouir de sa véritable valeur, de son plein droit.

Rasséréné, Guilhem se leva de son banc. La mécanique de son projet l’animait déjà d’une énergie nouvelle.

--crazymarty--
Niveau 10
12 septembre 2017 à 11:01:02

PARTIE III.

2.

--crazymarty--
Niveau 10
12 septembre 2017 à 11:04:30

La maison empestait d'un mélange de salpêtre, de cire, de poussière et d'usure. Une lumière terne filtrait à travers des persiennes grimaçantes, brisées par l’œuvre du temps et de la négligence de son ancien propriétaire. Les murs exhibaient les restes de tapisseries à la géométrie déstructurée, comme frappés d'indigence. Des ovales et des rectangles fleurissaient de lignes ternes, créations qui remuaient le souvenir d'un temps résolu, des décennies auparavant. Sur le sol, enfin, les traces de pas se disputaient sur les tomettes et le tapis dont la laine s'effilochait, laissant deviner une trame solide et dure. Invisible qui devenait visible. « Une sombre analogie », songea Guilhem. Il emprunta le hall d'entrée, et entama de descendre l'étroit escalier qui le menait vers la cave.

L'habitude guidait ses pas. Cette même habitude, qui, doucement, rongeait sa patience et ses rêves, aussi sûrement que la moisissure qui s'étalait sur les murs de cette demeure abandonnée, la condamnant à la ruine et la destruction. Avec douleur, il fit le parallèle entre les deux situations. Il aurait voulu soupirer, il ne pouvait le faire : il n'avait plus de poumons. Il n'en avait plus besoin, mais cette absence lui pesa soudain plus lourdement que n'importe quelle charge physique. Avec résignation, il contempla le sac qu'il tenait dans sa main droite. Une banale toile de jute, au travers de laquelle on devinait un objet cubique, dont les arrêtes devaient mesurer entre trente et quarante centimètres. Il eut l'impression désagréable que sa main brûlante s'emparait d'un bijou de papier, qui s'apprêtait à partir en fumée. « Plus vite ce sera terminé, mieux ce sera », pensa-t-il. Un instinct suspicieux le fit tourner sur lui-même, dévisageant ses arrières. Un sourcil se haussa sur son visage trempé de concentration. Il ne vit rien, et, plus pressé que jamais, reprit sa marche. Il était venu seul. Il avait veillé à ce que personne ne le suive, multipliant les détours et allongeant son parcours d'une bonne trentaine de minutes. La sécurité de cette mission n'avait pas de prix, et la discrétion restait sa meilleure carte à jouer. Aussi estimait-il devoir encore se servir assez longtemps de ces subterfuges grossiers.

Aux marches se succédèrent une série de couloirs étroits, que Guilhem emprunta avec la force de l'habitude. D'un geste sans conviction, il poussa une porte métallique, quelques parts sur sa droite, et se retrouva dans une pièce propre, au confort spartiate. Face à lui, un vieil homme au sourire avenant lui tendit une main amicale.

— Major, entama Guilhem, sans serrer la main.

Cyrill le dévisagea, laissa tomber son bras, avant de poursuivre.

— C'est un plaisir de te revoir, comme toujours. Et je constate que tu n'as pas changé … J'espère que tu me ramène de bonnes nouvelles ?
— J'ai votre commande, major, répondit Cyrill d'un ton glacial.
— Je t'en prie, pose-la donc.
Calmement, le jeune militaire déposa un sac de toile à ses pieds. Cyrill l'ouvrit, s'empara du coffre qui s'y trouvait, et actionna avec une certaine retenue les verrous magnétiques. Ils se libèrent en sifflant.
— Tu as donc réussi à forcer les cryptages. Un travail propre j'espère ?
— Les cybernautes ont accepté sans broncher.

L'euphémisme était un mensonge flagrant. L'espace d'un instant, Guilhem refit le chemin qui l'avait conduit jusqu'ici. Il avait reçu, en premier lieu, un message écrit de la main du major Beik, qui le conduisirent jusqu'à une gare souterraine où il retrouva un messager. Une clef de donnée il fut confié. Il passa une nuit complète, abrité dans un studio minable rempli à en craquer de projecteur holo, d'unité de transmissions et d'ordinateurs quantiques, à retirer tout le cryptage du message, pour enfin deviner sa cible. Il avait été surpris, mais n'avait pas bronché. Guilhem avait alors préparé une expédition discrète vers un hangar d'apparence banale, à l'est de Civimundi, à peine gardé par une poignée de soldats aux visages fatigués et anonymes. Il n'avait pas eu besoin de verser la moindre goutte de sang, tant la protection de l'endroit été fragile. La partie la plus complexe de son plan concernait une équipe de cybernautes logés au sein du complexe. Pour accéder à la salle d'entreposage, il devait passer par leur laboratoire. Il avait suffi qu'il rencontre le chef du lieu, qu'il lui fournisse un mot de passe, et il était reparti sans coup férir, en possession de cet étrange artefact. Un cube xéno. Le même genre de cube qu'il pensait avoir vu sur Barnard Prime. Naturellement, il avait été surprit, et un peu déstabilisé. Il s'était reprit rapidement, et avait achevé d'exécuter sa retraite vers le même logement minable qu'il occupait depuis quelques mois. Le vol avait eu lieu trois semaines auparavant, afin que les pistes soient brouillées convenablement. Et, au terme de trois semaines d'attente interminable, il était revenu ici, porteur de l'objet convoité par son supérieur.

— Il suffisait de trouver la bonne porte, ajouta cyniquement Cyrill. Tu as fait du très bon travail. La Confédération pourra te remercier, en temps et en heure.
— Peu m'importe major, et vous le savez. La gloire ne m'intéresse plus.
— Tu retrouveras une place décente, Guilhem. Il suffit d'être patient.
— Je ne pense pas avoir été un ingrat, major.
— Moi non plus. Je savais que tu aurais besoin d'un mentor lorsque Flinn t'as soigneusement abandonné pour cette abomination. Je savais aussi que je prenais un risque en te mettant au secret, dans mes manœuvres, dans mes cercles. Tu t'en es sorti à merveille.
— Ca ne suffira pas à faire revenir ce que j'ai perdu, répliqua d'un ton glacial le jeune militaire.
— Voilà des mots bien durs pour un brillant élément tel que toi. Allons, Guilhem, je sais que la situation que tu traverses est loin d'être idéale, mais pense à l'avenir...
— Il m'a abandonné, continua Guilhem sans se soucier de Cyrill. Il m'a abandonné sans plus de considération que cela... Il m'avait sauvé... C'était pire qu'une promesse.
— Flinn n'est pas un humain.
— Il me comprenait. Vous n'imaginez pas à quel point, major.
— Il t'as manipulé, Guilhem. Il t'a berné et t'as tourné le dos dès qu'il en a eu l'occasion.
— Il n'a pas eu le choix.
— Alors pourquoi es-tu dans cette cave aujourd'hui, s'il n'avait pas le choix ? Pourquoi dois-tu transgresser ce que tu avais promis de chérir, s'il avait vraiment envie de veiller sur toi ? Pire encore : si Flinn était si brillant et si loyal, pourquoi n'est-il toujours pas mécanisé ? Tu as souffert dans ta chair, Guilhem... Comment peux-tu lui accorder tant de clémence ?

Cyrill planta son regard vide dans celui de son jeune acolyte.

— Ne répond pas, je le sais déjà. C'est parce qu'il t'as sauvé la vie. Je le sais, tu le sais, nous le savons, et tous le savent. Et il faudra être stupide pour croire qu'il s'agissait uniquement d'une charité et d'une morale exemplaire.
— Je sais très bien qu'il veillait sur ses propres intérêts.
— Et cela ne te suffit pas ? Il faut encore que tu t'y attaches ?
— S'il n'y avait pas le garçon.
— Malheureusement, le garçon est toujours là. Et toi comme moi avons suffisamment entendu parler de ses « exploits »
— Viltis, murmura Guilhem dans un souffle.

Il serra les dents. Les tendons de sa mâchoire déformèrent un instant ses traits. Un éclat malsain luisit dans son œil organique. Un verre disposé sur une table basse se fendit, avant d'éclater.

— Calme toi, Guilhem.
— L'enfant est une abomination.
— C'est pour cela que tu m'as rejoint, te souviens-tu ? Oui, l'enfant est une hérésie vivante, et il faudra le tuer lorsque nous aurons plus de pouvoir entre nos mains.
— Je ne pourrais pas attendre que la situation politique bascule... C'est bien trop long.
— La dissolution de la Sainte Cléricature sera achevé d'ici quelques mois. Je sais que je te l'ai déjà dit mille fois, mais, Guilhem, prends ton mal en patience. A ce moment, le Commandus Magnus devra se retirer, et j'obtiendrais son poste. Naturellement, il ignore ce qui se passera par la suite. Je ne compte pas organiser de révolution, ni user de la force pour retourner l'opinion. L'intelligence d'un seul homme aura suffit à la convaincre que le changement était possible. A nous de convaincre ce même peuple que seul l'ordre et la constance des valeurs peuvent sauver l'humanité.
— Ne me servez pas vos discours lénifiants, major. Je sais tout cela.
— Un petit rappel ne te ferra pas de mal.
— Tout ce qui m'importe, major, c'est de boucler cette histoire rapidement et de retrouver une place qui m'était promise, et que j'ai perdu.
— Ta récompense viendra Guilhem. N'ais pas peur. Tu es un serviteur du culte aussi efficace que dévoué. Tu auras une place de choix lorsque j'aurais achevé tout ceci.
— Et à quoi servira le cube ?
— Négocier. Une bonne partie des Saintes Armées n'aimerait pas savoir qu'un de leur précieux artefact a été dérobé.
— C'est audacieux, commenta Guilhem.
— Mais nous réussirons, conclut Cyrill.

Il se mura dans le silence. Satisfait de sa mission, Guilhem ne demanda pas son reste, et se retira. Alors qu'il se retrouvait seul, Cyrill remarqua qu'il avait reçu un message officiel en provenance du bureau de Gregor.

--crazymarty--
Niveau 10
12 septembre 2017 à 11:05:18

Deux semaines s'étaient écoulées depuis l'annonce. Les préparatifs avaient été relativement long, mais tout avait été fait pour que l'instant respire d'une solennité propre à ce genre de cérémonie. Dans l'antichambre de la salle de conférence, l'ambiance était à la circonspection. Les agents de tous bords, militaires, cléricaux ou scientifiques, attendaient que les portes s'ouvrent. Tous avaient été convoqué par les bureaux conjoints du Très Saint Magister et du Commandus Magnus, afin de prendre connaissance des ultimes directives concernant les réformes structurelles de la Confédération. Aucune annonce officielle n'avait encore eu lieu, mais il apparaissait clairement que cette conférence signait l'arrêt de mort de la Sainte Cléricature, et la destitution des derniers membres d'importance qui la constituaient. Le Major Beik y avait donc été convoqué, bien qu'il se soit officiellement retiré de la vie politique depuis près de cinq longues années, et qu'il n'ait plus qu'un rôle de conseiller dans l'institution. De la même façon, le lieutenant Flinn se trouvait là, en compagnie de son apprenti, Viltis, pour se voir retirer les derniers titres relatifs à son statut d'Inquisiteur. Lorsqu'il entraperçut la silhouette familière du vieux dévot, il se fraya un chemin parmi les notables réunis ici.

— Major, entama-t-il.
— Viltis, je vois que tu as également été convoqué à la petite fête, répondit Cyrill d'un ton caustique.
— Il semblerait que cela soit la fin de tout ça.
— En effet. Et je vois que tu es venu accompagné... Comment te portes-tu, mon garçon ?
— Très bien, monseigneur, répondit Viltis, sans se départir.

Cyrill afficha un sourire de circonstance, poli et glacé, avant d'ajouter :

— Guilhem devrait être ici.
— Je ne l'ai pas encore vu, reprit Flinn. C'est d'autant plus étonnant que j'ai cru comprendre que nous devrions travailler ensemble sur une prochaine mission.
— Oh, vraiment ?

La remarque prit de court le major. C'était, pour ses plans, une très mauvaise nouvelle.

— Je suppose qu'il ne tardera, répondit le Naneyë.
— J'en suis certain. Il sait être ponctuel.

Flinn dévisagea Cyrill. Il trouvait dans son attitude une tension qu'il ne décelait pas habituellement. Quelque chose le perturbait, et il était incapable de le définir. La présence de Viltis ? C'était possible. L'Inquisiteur n'avait jamais fait preuve d'une grande chaleur envers le garçon. Flinn était même convaincu qu'il concevait d'un mauvais œil un individu capable des prouesses qu'il avait démontré à plusieurs reprises. Même policé, le fanatisme du major Beik restait une réalité intemporelle.

Un coup résonna contre les montants des portes en métal qui barrait l'accès à la salle de conférence. Un murmure passa dans l'assemblée. Alors qu'il détournait la tête, Flinn fut comme happé par une figure qu'il connaissait bien. Au fond de l'antichambre, en retrait, Guilhem de Choire venait d’apparaître. Et son visage se figeait en une expression de surprise désagréable.

--crazymarty--
Niveau 10
12 septembre 2017 à 11:07:30

Viltis bâilla. Ce qu'il espérait être un geste discret eut pour résultat de détourner un nombre conséquent de paires d'yeux vers lui. Il rougit, espérant se faire oublier d'ici la fin de la séance. Flinn, assis à côté de lui, lui décocha un regard noir. Il ne laisserait pas passer un tel manque de respect, même dans une réunion aussi informelle.

Devant le Naneyë, sur la table noire laquée et brillante comme un lac, une broche rectangulaire reposait, légèrement de biais. La surface polie laissait à voir trois stries rouges identifiables. Il l'avait dégrafé au début de la séance, cette petite plaque de quelques centimètres de côtés qu’il avait portés des années sans jamais oser y toucher. Mais il avait bien fallu qu'il se rende à l'évidence quand le Commandus Magnus lui avait demandé de faire le nécessaire pour que la cérémonie se déroule le plus rapidement possible. Une pointe de tristesse avait serré le cœur de Flinn. Il n'était pas matérialiste, mais se séparer du symbole de son pouvoir l'ennuyait. Un ennui temporaire, car il savait qu'il retrouverait d'autres attributs. Mais jamais plus il ne porterait son grade de Noble Clerc sur la poitrine. Une époque se refermait, porteuse de souvenirs et d'expérience.

Il avait pourtant participé au démembrement de l'institution. La Sainte Cléricature, grouillante de vie, n'était plus qu'un nom fantôme, dont les derniers représentants se situaient dans cette salle. Pas de cérémonie publique, ni de remise de fonction voyante, encore moins de défilés à la gloire du Très Saint Magister Siegfried et de la Confédération, mais la présence simple et austère des plus hauts représentants de la société qui siégeaient en conclave restreint. Le Très Saint Magister Siegfried présidait, entouré d'une cohorte de serviteurs, mais également de son héritier, le Regalium Théoderic. Le garçonnet, âgé de sept ans, se tenait assis en retrait de son père, entouré de quatre des gardes d'élite de son père, écoutant et regardant avec attention ce qui se déroulait dans la pièce. À la droite du Très Saint Magister, le Commandus Magnus Mac Mordan occupait une place confortable, également secondé par plusieurs individus dont certains étaient des officiers. Le père du dirigeant de la Confédération avait adressé un sourire amusé à Viltis. Il n'avait jamais caché le fait qu'il trouvait l'adolescent fascinant, et l'avait même pris sous sa protection. Un tel patronage assurait à Viltis une haute fonction lorsque l'âge adulte frapperait à la porte de sa conscience, et qu'il devrait alors donner sa vie pour le bien de la Confédération.

— Major Beik, comment se porte les derniers contingents envoyés dans le système de Delta Pegasi ?
— Une avarie moteur a retardé le dernier convoi, qui devait faire halte sur Sixte et Septime, Très Saint Magister, répondit cordialement l'inquisiteur.
— C'est un problème... Cependant, les directives concernant Sixte sont arrivées sur place ?
— Et exécutée, Très Saint Magister.
— Parfait. Vous avez encore très bien travaillé, Cyrill. Je suis très content de vos services.
— C'est un honneur de vous servir, murmura le vieil homme, rouge de plaisir.
— Je suis ravi d'apprendre de telles nouvelles, mais le sujet de notre réunion n'est pas l'expansion de nos dernières colonies extrasolaires... Tout le monde est-il arrivé ?

Le Très Saint Magister détailla l'assemblée. Un sourire discret releva ses lèvres lorsqu'il constata que toutes les personnes d’importance étaient présentes. Outre le Commandus Magnus, son fils, le Major Beik, le Noble Clerc Flinn et son apprenti, les Cinq Maréchaux se tenaient à sa gauche. Plus loin, la silhouette fantomatique de Guilhem de Choire se dessinait sur le mur sombre devant lequel il se tenait. Son visage austère et blafard contrastait avec l'apparente bonne santé des autres personnes présentes. Enfin, une multitude de scribes et de personnels aux tâches indistinctes se tenaient en retrait, prêt à accomplir les ordres qui leur seraient donnés.

— Messieurs, reprit le Très Saint Magister, puisse le Dieu-Machine être garant de notre sagesse.
— Et qu'il nous guide maintenant et à tous jamais, répondit d'une même voix le reste de l'assemblée.
— Mes amis, reprit Siegfried, si nous nous sommes réunis aujourd'hui, c'est pour clore un travail et une mission qui nous auront tenus en haleine pendant plusieurs années. Permettez-moi tout d'abord de vous remercier pour pugnacité et votre foi, qui nous ont permis de faire avancer la Confédération sur la voie de la sagesse et de la puissance.

Personne ne répondit, mais tous sourirent, trop heureux de recevoir un compliment si direct de leur maître.

— Le Saint Ordre des Licteurs est une réalité. Une réalité viable, qui regroupe nos forces vives et nos plus brillants esprits. Nombre de mondes seront pacifiés sous la bannière de cette organisation, et par la grâce du Dieu-Machine, l'Homme ne cessera de s'étendre au travers du temps et de l'espace.

« Un dialogue réchauffé », pensa avec cynisme Guilhem. Depuis qu'il connaissait le Très Saint Magister, il trouvait que l'exercice du pouvoir l'avait amolli. Ce qu'il restait d'organique sur la carcasse imposante du chef confédéré devenait plus gras, plus rond, moins vivant. Et cette tendance à la platitude se ressentait dans ses discours. Le Très Saint Magister changeait régulièrement de scribe, et celui qui s'était occupé de mettre en forme les quelques phrases de ce laïus aurait dû s'abstenir. Siegfried omettait délibérément de mentionner son père, Gregor Mac Mordan, alors que la création du Saint Ordre n'était due qu'à son fait.

Siegfried n'avait fait qu’entériner la décision, scellant par l'ordre de création la dissolution des Saintes Armées et de la Sainte Cléricature. Et lui, le lieutenant De Choire, avait pris part de façon très concrète à cette dissolution. La totalité des individus qui se trouvaient ici le savait. Guilhem en tirait une grande satisfaction. Son nom resterait inconnu, mais son œuvre influencerait des générations de militaire. Il rêvait d'une gloire plus brillante, mais, comme l'avait si bien souligné le Noble Clerc Flinn, qu’il haïssait autant qu’il l’admirait,« la discrétion est l'apanage des véritables héros ». S'extirpant de ses pensées, il constata que le Très Saint Magister était en passe de finir sa tirade sur le bienfait de la fondation du Saint Ordre.

—... et c'est pourquoi, Major Beik, je vous remercie encore pour l'énorme travail que vous avez mené dans ce projet, malgré la retraite publique où vous vous êtes plongé depuis près de cinq ans. Je sais également que vous étiez un défenseur acharné de la Sainte Cléricature, mais votre foi n'a pas entamé votre clairvoyance. Votre présence ici est le véritable symbole de l'union entre la foi de notre nation humaine et la force vive de nos soldats. Vous, le chevalier du salut de l'âme, vous deviendrez aussi un combattant de corps.

Le Très Saint Magister se leva, et se dirigea vers l'inquisiteur. Cyrill se leva à son tour, et s'agenouilla face au Très Saint Magister. La scène suintait d'un esprit chevaleresque suranné, mais cela ne fit pas sourire Guilhem.

— Citoyen Cyrill Beik, par ma décision, je vous retire votre grade de Noble Clerc Major de la Sainte Cléricature Mécaniste. J'annule les privilèges liés à votre fonction, et je lève vos obligations à l'encontre de la Confédération.

Il s'empara alors de la broche du Major Beik, et la brisa en deux. Un serviteur présenta à côté du Très Saint Magister, baissant la tête, et portant en coupe une autre insigne, dorée et rutilante.

— Moi, Très Saint Magister Siegfried, élève le citoyen Cyrill Beik au rang de Colonel de plein droit du Saint Ordre des Licteurs, avec les particularités de théologien et de commissaire pour la foi. Je déclare lui accorder les pleins droits liés à sa fonction, ainsi que tous les attributs lui permettant d'exercer son pouvoir en tout lieu et en tout temps. Je reconnais pleinement le caractère représentatif de sa tâche, afin qu’il m’assiste et qu'il porte Sa loi là où il le devra. Puisse le Dieu-Machine le guider avec sagesse dans sa tâche.

Le Très Saint Magister agrafa le petit objet métallique sur la poitrine de Cyrill, et l'aida à se relever.

Cyrill serra la main de Siegfried, inclina légèrement la tête, et se rassit. Sa mine était décomposée. Guilhem sut, qu’à cet instant, la situation échappait totalement au contrôle du vieil homme. Il ne comptait pas récupérer un titre aussi léger. Non. La seule chose qui avait motivé ses longues années hors du monde était la perspective d’une nomination au grade suprême. Et cet espoir s’était envolé en une poignée de secondes. Guilhem s’amusa presque de la situation. Malgré le douloureux soufflet qu’il venait de recevoir, Beik conservait sa noble dignité. Et avec la même certitude le baron de Choire savait qu’il n’en resterait pas là.

Le Très Saint Magister se dirigea alors vers Flinn, répéta le même rituel, et fit du Noble Clerc xéno un lieutenant-colonel, sur la cuirasse duquel luisait la plaque épaisse de son grade. Fort de cette mise en scène millimétré, le Très Saint Magister retourna à sa place, visiblement ravi que sa tâche soit accomplie.

— La Sainte Cléricature ne comporte donc plus aucun agent actif, trancha Siegfried. L'institution vient, par le changement de statut de ses derniers membres, de disparaître de facto. Cependant, il nous reste un dernier détail à régler. Commandus Magnus ?
— Très Saint Magister...

Gregor se leva, et se présenta face à son fils en s'inclinant. Il tenait en main une cartouche grosse comme un avant-bras, qu'il décacheta pour en sortir un feuillet de papiers jaunis, visiblement ancien. Il les livra avec précaution au Très Saint Magister, puis se retira de trois pas. Siegfried brandit les feuillets, afin que tous puissent les voir.

— Ceci représente les articles fondateurs de la Sainte Cléricature. Ce texte est le seul substrat légal qui donne encore existence à l'institution.

De son index droit s'échappa une légère flamme bleuté, tirant sur l'indigo, tandis que dans la pince qui avait substitué sa main gauche, il tenait toujours le monceau de papier.

— Moi, Très Saint Magister Siegfried, je dissous devant vous l'organisation confédérée portant le nom de Sainte Cléricature Mécaniste. En détruisant ses statuts, je reconnais le caractère définitif de cet acte, et déclare que toute personne se désignant comme agissant au nom de cette institution sera déclarée hors la loi et passible d'une sanction définie par les Saints Officiaires. Que Le Dieu-Machine me soit témoin.

L'ensemble des feuilles se consuma en quelques instants, retombant sur la table en flocons de suie.

— Gregor Mac Mordan, en détruisant les statuts de la Sainte Cléricature Mécanique, je te destitue de ta titulature de Sage Guide de cette institution. Les privilèges accordés par cette fonction te sont retirés.

Le Commandus Magnus s'avança vers le Très Saint Magister, et s'inclina.

— Je m'en remets à votre pouvoir, Très Saint Magister Siegfried.
— Sois félicité, Gregor Mac Mordan, pour ta loyauté à mon encontre.
— À tout jamais je servirais le Dieu-Machine et son premier messager, le Très Saint Magister Siegfried.

Gregor se releva, tandis que son fils se présentait à lui pour l'accolade officielle propre à ce genre de cérémoniel.

— La Confédération vient de franchir un nouveau cap, mes frères. Réjouissons-nous des progrès accomplis, et félicitions chaleureusement le lieutenant-colonel Flinn et le Colonel Beik.

Sur un geste du Très Saint Magister, tous se levèrent et entamèrent de discuter sur un ton informel. Les serviteurs se retirèrent.
La séance était levée.

--crazymarty--
Niveau 10
12 septembre 2017 à 11:08:50

— Colonel Flinn ?

Le titre désarçonna le Naneyë. Il lui faudrait quelques semaines pour oublier son ancienne appellation. Les doux termes de « Nobles Clercs » ne seraient plus que de pâles allusions, qui reviendraient hanter son esprit de temps à autre. Il secoua la tête. Il se trouvait trop mélancolique à son goût, depuis quelque temps. Cela n'était pas normal.

— Colonel Flinn, approchez s'il vous plaît... Le Très Saint Magister souhaiterait s'entretenir avec vous.

L'homme qui l'avait interpellé le connaissait bien. Le Maréchal Atavus Mörl assurait encore l'intérim du Saint Ordre, et Flinn avait eu le loisir de s'entretenir avec le chef militaire. Un homme de confiance, dont le langage policé constituait un précieux cadeau, et dont la barbe grisonnante ornait perpétuellement le visage. Le duvet de cheveux qui coiffait son crâne tavelé s'était épaissi depuis la dernière fois que Flinn l'avait vu, une semaine auparavant. Et comme à chacune de leurs entrevues, le Naneyë était enchanté d'avoir pareil interlocuteur face à lui.

— Maréchal, je pensais avoir tout dit à propos de Viltis et de son... potentiel...
— Je ne pense pas qu'il s'agisse de votre apprenti, colonel.
— Ah ? Et de quoi donc ?
— Je ne suis pas habilité à en parler. Le Très Saint Magister insiste pour vous recevoir, en privé.
— Dans son bureau ?
— Je suppose que oui. Mais vous ne sauriez refuser la compagnie de notre maître, colonel...

Le Maréchal Mörl avait décoché un sourire à la fin de cette phrase. Flinn savait très bien que le Très Saint Magister affectionnait de longues promenades dans les couloirs de cette cage dorée que formait le Palais. Il avait déjà eu l'occasion d'expérimenter par lui-même ce type d'exercice. Et malgré le réconfort et la quiétude d'une telle activité, il préférait les excursions hors de l'atmosphère pesante de ce centre du pouvoir.

D'un pas leste, il se dirigea vers Le Très Saint Magister. Celui-ci semblait tenir une conversation calme avec un autre Maréchal, que Flinn n'identifia pas tout de suite. Celui-ci prit congé en voyant arriver le Naneyë, et le salua d'un signe de tête.

— Colonel Flinn...

L'ancien inquisiteur s'inclina longuement, comme il l'avait si bien appris des années auparavant. Cette gestuelle était devenue un automatisme récurrent, qu'il utilisait à chaque fois que le chef de la cybercratie se présentait à lui.

— Très Saint Magister Siegfried. Je suis honoré de me trouver en votre compagnie...
— N'inversons pas les rôles, colonel. C'est moi qui vous ai fait mandater, et c'est tout à votre honneur.

Ils s'éloignèrent de quelques pas. Le cyborg posa une main paternaliste sur l'épaule de son subalterne.

— Flinn, la Confédération vous doit beaucoup, et ce que je m'apprête à vous demander ne m'enchante pas...
— Une mission, Très Saint Magister ? J’avais déjà reçu quelques informations dans ce sens.
— Toujours aussi vif d'esprit, colonel. Je ne me lasserais jamais de cette intelligence.
Un serviteur se présenta auprès du Très Saint Magister. Le Regalium avait été mené dans ses quartiers, selon les instructions qu'il avait données un peu plus tôt. Siegfried hocha la tête, et reprit sa discussion auprès de Flinn.
— Je disais donc que je vais devoir vous envoyer en mission, colonel. J'aurais préféré que vous mettiez en pratique votre nouveau grade dans d'autres circonstances, mais peu importe... Colonel, faites venir votre apprenti et le lieutenant De Choire.
— Le lieutenant de Choire ?
— Cela vous pose-t-il un problème, colonel ?

Flinn, embarrassé, laissa un silence de quelques secondes s’installer, avant de répondre.

— Nous n’avons pas servi ensemble depuis plusieurs années, Très Saint Magister. Qui plus est, j’étais son mentor, et je ne peux pas dire que les conditions de notre séparation aient été optimales.
— Je comprends, Flinn. Mais il est encore trop utile pour que nous nous en passions. Vous devrez mettre vos différends de coté.
— Il sera fait selon votre désir, Très Saint magister. Je ne saurais m’opposer à votre volonté.
— Je le sais, Flinn, et je me réjouis de votre loyauté. Cependant, par soucis de discrétion, nous allons nous retirer dans mes quartiers. Je n'aime pas spécialement évoquer le sujet des artefacts en public.

La mine de Flinn s'assombrit. Il n'ajouta rien. Tandis que le Maréchal Mörl était venu se présenter devant le Très Saint Magister, celui-ci le renvoya aussitôt chercher les deux jeunes hommes. Le Naneyë les observa, tandis que le haut officier se présenta. Guilhem le fixait avec un respect sincère mais discret, tandis que Viltis était en totale admiration devant le géant cybernétique. Le garçon n'avait pas encore atteint la puberté, et il semblait presque anachronique au milieu de tant d'adultes et de temps de militaire. Tous l'avaient accepté, car tous connaissaient la réalité de son potentiel. Sous son apparence frêle et fragile, il cachait un talent monstrueux, redouté. Un talent qui semblait très éloigné, tandis qu'il fixait le visage souriant d'Atavus Mörl.
Le trio se rapprocha de Siegfried et de Flinn, puis le groupe s'éloigna en direction du bureau personnel du Très Saint Magister.

--crazymarty--
Niveau 10
12 septembre 2017 à 11:10:08

— J'ai reçu un message du Colonel Mac Mordan, nota en guise de préambule le Très Saint Magister. Celui-ci est actuellement sur Delta Pegasi Sixte, pour une mission de représentation officielle, mais surtout pour rapatrier des artefacts retrouvé dernièrement sur place.
— C'est une procédure habituelle, appuya le Maréchal Mörl. Avec cette méthode, nous avons déjà ramassé la grande majorité des artefacts retrouvés sur des planètes extrasolaires. Il n'y avait jamais eu d'incidents...
— Jusqu'à présent, reprit le Très Saint Magister. Je vais vous montrer le message en question, et vous comprendrez tout à fait la nature du problème, ainsi que la raison qui m'a conduit à vous choisir pour cette mission. Cependant, il s'agit d'une bande tout à fait confidentielle pour le moment. Je vous en confierais une copie, colonel Flinn, ne vous inquiétez pas...

L'implant oculaire cybernétique du Très Saint Magister s'anima de couleur, et un faisceau de lumière s'en échappa. Un holo se matérialisa. Le visage grossi et pixélisé du Colonel Mac Mordan traduisait une mauvaise qualité à l'enregistrement, sans doute motivé par l'envoi rapide de données depuis un système aussi éloigné de la Terre.

« Message à l'attention du bureau du Très Saint Magister Siegfried, en provenance du Colonel Livius Mac Mordan. Protocole de sécurité Epsilon.
Très Saint Magister, je suis au regret de devoir vous contacter par message d'urgence au cours de ma mission. L'incident dont j'ai été le témoin, au cours de la manipulation des artefacts retrouvés sur Delta Pegasi Sixte, m'incite à devoir vous faire partager ces connaissances. »
Une vidéo effaça le visage. Une vidéo de très mauvaise qualité, dans laquelle on distinguait avec difficultés deux cubes argentés, au milieu de ce qui semblait être un monceau d'acier en train de fondre. Le plan ne durait que dix secondes, mais cela suffit amplement à Flinn pour éveiller son inquiétude.
« Comme vous pouvez le constater avec cet holovid' que j'ai enregistré, les artefacts ont littéralement provoqué la fusion d'un alliage métallique fer — titane – carbone relativement solide. D'après les analyses spectrométrie que j'ai pu faire – et dont vous trouverez le détail en annexes de ce message – le phénomène a généré une température proche de mille cinq cent degrés centigrades. En outre, une importante anomalie magnétique s'est produite autour des artefacts. Je n'ai pu m'en rendre compte qu'à l'instant où j'ai utilisé des générateurs de champs pour mettre en “stase” les artefacts, afin de protéger la base. En dépit de quelques difficultés techniques, je suis parvenu à mener l'opération à bien. Les artefacts sont en cours de transfert sur mon vaisseau. Ils reviendront sur Terre sans difficulté, mais je préfère rester prudent sur ce point. Très Saint Magister, je dois néanmoins vous avertir du caractère potentiellement dangereux de ce type de réaction des artefacts. Au vu de l'expérience dont j'ai à la fois été le témoin et l'acteur, je vous suggère d'utiliser des moyens à base de champ de confinement magnétique, et de soumettre le plus rapidement possible la question aux cybernautes détenteurs d'artefacts, afin qu'ils mènent des analyses plus poussées.
Puisse le Dieu-Machine nous avoir en sa Sainte Garde, et qu'Il nous protège de tout péril ».

La communication fût interrompue.

— Vous comprenez pourquoi votre présence est importante, colonel, reprit le Très Saint Magister. Vous, et votre équipe.

Il s'approcha de Viltis et s'abaissa à son niveau. Le garçon détailla la masse hybride de son visage, sur lequel un sourire s’esquissait, authentique et paternel.

— Mon garçon, J'ai besoin de ton talent pour protéger la Confédération. Je veux que tu obéisses à tout ce que pourra dire le lieutenant-colonel Flinn pour te guider. En es-tu capable ?
— Ce sera un immense honneur de vous servir, Très Saint Magister Siegfried.
— C'est bien, Viltis. Je suis très fier de te compter parmi mes serviteurs.

Le Très Saint Magister se releva, les mécaniques de son corps tout en dorure et en fine gravure bruissa longuement.

— Colonel, vous passerez par le bureau du Major Asweltorf. Il est au courant de la situation. Il a commencé à régler l'armure de Viltis. Il s'arrangera pour qu'il puisse s’entraîner avant votre départ.
— Notre départ, Très Saint Magister ?
— Vous irez sur Rigel Cinq, où plusieurs artefacts sont regroupés. Vous assurerez le retour des pièces sur Terre, après quoi nous les stockerons dans un lieu sûr.
— Très Saint Magister, avec tout le respect que je vous dois, pourquoi nous envoyer si loin ? Questionna Flinn.
— Vous êtes les seuls à pouvoir maîtriser les champs gravitationnels. Viltis est le cœur de ce système, mais sans vous, colonel, et sans vous aussi, lieutenant, il ne pourra pas travailler. Vous avez vu, comme moi, la situation dans laquelle a dû manœuvrer le Colonel Mac Mordan... Imaginez ce qu'il pourrait se passer, si les artefacts se trouvaient être nocifs...

Flinn eut un frisson.

— C'est pour cela que vous devez réussir cette mission, messieurs, appuya le Très Saint Magister.

Flinn se mit au garde-à-vous, Viltis et Guilhem l'imitèrent.

— Nous ne faillirons pas, Très Saint Magister.
— Je savais que je pourrais compter sur vous, conclut Siegfried, satisfait.

--crazymarty--
Niveau 10
12 septembre 2017 à 11:15:01

PARTIE III.

3.

--crazymarty--
Niveau 10
12 septembre 2017 à 11:15:51

Le vieil homme passa une main tendre sur le renfort d'une épaulière, un grossier quartier de sphère en alliage poli, rutilant.

— Un véritable petit bijou, Viltis. L'armure est comme neuve. J'ai rajouté quelques renforts et augmenté la capacité du générateur magnétique auxiliaire. Tu ne devrais pas avoir de problèmes.
— Même pour soulever un rocher de plusieurs milliers de tonnes ? Demanda l'adolescent.
— Même pour ça.

Le major Asweltorf le gratifia d'un sourire, avant de le laisser seul en compagnie de l'armure. L'objet était lourd, massif, mais Viltis savait qu'il se montrait d’une maniabilité exceptionnelle. Les servomoteurs avaient été ajustés à sa maigre corpulence, et pour un temps, il oublierait cette figure frêle qui se reflétait dans les miroirs du Palais.

— Major ?
— Oui, colonel Flinn ?

Le Naneyë soupira, visiblement fatigué. Un lourd cerne appuyait contre son œil droit, grise et gonflée. Il n'avait pas dormi de la nuit.

— Major, vous êtes certain que...
— Il s'en accommodera à merveille, trancha le cybernaute. Vous avez vu comme moi les prouesses dont il a fait preuve lors de son dernier entraînement, n’est-ce pas ?

Flinn n'aurait pu l'oublier. Son apprenti s'était saisit d'un transporteur chargé à ras bord de leste, et l'avait délicatement arraché à la gravité terrestre pour le reposer au même emplacements, après lui avoir fait décrire une série de volte et de boucles gracieuses. L'armure avait canalisé et renforcé en partie son don de télékinésie, mais l'origine même de ce pouvoir demeurait Viltis. Il devenait plus fort chaque jour. Flinn en avait frémi. « Et si, un jour, il avait la capacité de générer un point de gravitation aussi puissant qu'une étoile ? ». L'idée l'avait effrayé. Rien ne semblait pouvoir arrêter l'ascension de Viltis et de son pouvoir.

— C'était une démonstration impressionnante, commenta l'officier supérieur
— Un garçon formidable, poursuivit Asweltorf. Un véritable cadeau du Seigneur Mécanique... Exactement comme toi.
— La comparaison est flatteuse, bredouilla Flinn, mais je ne suis pas sûr qu'elle soit bien justifiée.
— Et comment qualifierais-tu tout ce que tu as fait pour la Confédération, si ce n'est pas un présent ?
— Ma mission.
— Ta mission... La fausse modestie n'est pas une qualité, railla le major. Je sais que tu n'es pas prétentieux de nature, mais sois fier de ton travail, Flinn.
— Major, je ne comprends pas où vous voulez en venir.
— Sois fier d'avoir été choisi et d'avoir su remplir ta mission avec grandeur. Voilà où je veux en venir. Ne te cache pas derrière un « je n'ai fait que mon devoir ». Tu sais très bien que tu es allé plus loin que ça.

Le major posa un doigt sur l'armure de Flinn.

— Tu es resté coincé dans cet exosquelette pendant des décennies. Tu as choisi d'endurer la souffrance, parce que tu ne t'estimais pas digne de devenir un cyborg de plein droit.
— Mon père...
— Le Gouverneur Inuë est lui aussi exceptionnel. Mais il n'a pas eu de dangers à affronter. Pas de périls aussi conséquents que ceux que tu as traversés.
— Nous avons déjà eu cette discussion, major, répliqua Flinn, lassé. Vous connaissez mon point de vue sur le sujet.
— Techniquement, tu es un hybride, Flinn. Ton armure est indissociable de ton corps. Et tu sais aussi que les mutations qui ont entraîné une fusion partielle de ta chaire avec les systèmes de survie sont définitives. Stricto sensu, tu es un cyborg, quoique tu en penses.

Il soupira.

— Mais ce n'est pas la définition que moi, en tant que cybernaute, j’entends. Tu es encore tributaire de tes fonctions vitales. Tu réfléchis uniquement avec un cerveau organique... Un cerveau organique, Flinn. Avec tout ce que cela comporte de risques d’atteintes vasculaires, de destructions de cellules, de dégénérescence, bref, toutes ces tribulations qui font que l'individu sensé devient sénile avec le temps. Et nous savons tous les deux que tu approches d'un âge relativement avancé...
— Les anciens d'Alioth vivent plus de deux cents ans, protesta le Naneyë.
— Mais tu n'es pas un vieillard reclus. Tu es soumis à un important stress. Et je crois que tu arrives aux limites de tes capacités seules, sans appui.
— Major...
— Flinn, reprit sombrement Asweltorf. J'ai fait part de mes conclusions auprès du Commandus Magnus. Il est parfaitement d'accord sur le fait que tu dois être mécanisé dans un avenir proche.
— Major, vous savez très bien que je ne suis pas prêt...
— Plus que tu ne le penses.
— Et vous savez aussi quelles contraintes morales cela me pose. Vous savez que je ne suis ni un traître, ni un dissident, et que je fais tout mon possible pour servir le Dieu-Machine...
— Prouves-le.

La dernière réplique du cybernaute arracha à Flinn un rire forcé, caustique.

— Vous m'avez piégé, major.
— Je préfère que nous en discutions sur un ton léger alors que nous pouvons nous permettre le luxe de réfléchir. Mais un jour où l'autre Flinn, il faudra te décider. J'espère simplement que cela ne sera pas sous la contrainte d'une blessure ou d'une maladie grave.
— Je tâcherais d'y réfléchir.
— Bien.

Viltis héla le cybernaute. Celui-ci salua le Naneyë, et se dirigea vers l'adolescent.

--crazymarty--
Niveau 10
12 septembre 2017 à 11:16:14

Le major et Viltis semblaient plonger dans d’interminables observations. Flinn regarda la scène quelques minutes, puis, désœuvré, invita Guilhem à le suivre d’un regard très appuyé.

— Ils s’entendent bien, nota le lieutenant.
— Cela n’a pas l’air de te plaire…
— mon colonel, avec tout le respect que je vous dois, je crois que…

Guilhem se ravisa, baissant d’un ton quand le visage d’un cybernaute s’écrasa dans son champ de vision.

— Je crois que le major en fait trop, reprit Guilhem d’une voix murmurante.
— Rien que ça ?
— Je connais le talent de votre apprenti, mon colonel.
— Qui ne le connaîtrait pas ?
— Vous marquez un point, mais malgré tout… je crois que… je crois qu’il n’est pas bon qu’ils passent trop de temps ensemble.

Flinn, qui marchait d’un pas leste à coté de son ancien élève, se stoppa net.

— Attends, Guilhem, si je te suis bien… Toi, qui a commis des actes bien plus répréhensibles qu’une pauvre petite discussion, tu es en train de me dire de… De me méfier du major Asweltorf ?

Guilhem comprit qu’il était allé trop loin, mais n’en démordit pas, et hocha la tête d’un mouvement franc, sans équivoque.
— C’est une mauvaise blague ?
— Non, mon colonel, je ne crois.

Flinn sembla se gonfler, et se rapprocha de son subalterne jusqu’à ce que son index pointe sur le plastron articulé du jeune homme.

— Maintenant, écoute moi bien, Guilhem. Je t’ai sauvé la vie, j’ai fait de toi un personnage influent, et je ne crois pas que tes petites leçons de morales soient les bienvenues. Je sais que tu n’aimes pas le Major après ce qu’il t’a fait, mais ce n’est sûrement pas une raison pour tenter ce genre de bassesse.
— Cet homme est vicieux, souffla le lieutenant.
— Retire ces mots tout de suite.
— Je ne suis plus sous vos ordres, mon colonel.
— Peut-être, mais n’oublie pas ce qui nous attend.

Guilhem braqua un regard atone contrebalancé d’un rictus féroce ?

— Mon colonel, méfiez-vous du major Asweltorf.
— Je n’ai pas de leçons à recevoir, répliqua Flinn. Pas de ta part en tout cas.

Guilhem soupira, lassé.

— N’ignorez pas son passé, mon colonel. Il est rusé, peu fiable.
— Peut-être le jour où j’aurais quelques preuves…

Un sourire torve tordit la bouche de Guilhem.

— S’il vous faut si peu de choses pour être convaincu, mon colonel, ce sera un véritable jeu d’enfant.

Il tourna les talons, ignorant avec superbe le Naneyë.

— Tu es mon subalterne, gronda Flinn. Reviens ici.
— Plus maintenant mon colonel, répondit Guilhem après s’être retourné. Je n’ai plus de véritable statut, alors, que pourrez-vous faire contre un fantôme ? Je sais très bien ce que vous comptez faire de votre prestige. Grand bien vous en fasse. Mais ne considérez jamais que nous serons comme avant, maître et disciple.
— Tu ne t’en tireras pas à si bon compte, Guilhem… Tes petites vengeances…
— A mon tour de mener ma carrière, mon colonel.

Et dans un rire léger, il s’effaça au coin d’un couloir.

--crazymarty--
Niveau 10
12 septembre 2017 à 11:16:36

« Quel idiot ». Guilhem se maudit d’avoir été si crédule. « Quel idiot ai-je fait », songea-t-il à nouveau en dépassant un autre angle, alors qu’il ne cessait de s’éloigner du laboratoire du major. « Comment ai-je pu être assez stupide pour croire qu’il m’écouterait ? » Il savait que le lieutenant-colonel Flinn lui donnerait une oreille attentive, tout comme il s’attendait à la réaction que fut la sienne : de la méfiance, de la défiance, du mépris et une colère neuve, malsaine. L’officier toisa un serviteur qui passait en cahotant devant lui, manqua de le bousculer, et décida qu’il en avait vu assez pour la journée. Il rêvait d’écraser quelque chose entre ses doigts. Il lui fallait un objet physique, un médiateur sur lequel passer toute sa frustration, sa hargne. A cet instant, il s’aperçut que l’un des patios que longeait le couloir qu’il empruntait possédait des ouvertures, et qu’elles n'étaient pas fermées. Avec un soulagement relatif, il se dirigea vers une porte vitrée, oblitéra ses canaux visuels lorsque le soleil percuta son visage, et laissa la tension refluer petit à petit.
Le lieutenant-colonel ne pouvait pas comprendre. Il était lui-même une partie du problème de Guilhem. Il n’avait pas hésité à l’envoyer vers un danger certain alors qu’il se remettait à peine de ses blessures subies sur le Keller Lumen. Il l’avait littéralement répudié, le radiant de son statut d’apprenti, et brisant définitivement son idéal fragile mais bien réel d’inquisiteur de plein droit. Pire encore : il avait activement participé à la destruction de cette institution. Pendant quatre longues années, Guilhem avait voyagé très loin, bien au-delà de ce qui lui semblait supportable. Il avait vu, écouté, sentit, goûté à la trahison et sa sœur jumelle, la suspicion. Il avait allègrement torturé, arraché tant de secrets de cœur et d’esprit que sa conscience suintait des souvenirs de milles maux, et il savait que jamais le baume du temps n’effacerait la cicatrice dans sa mémoire. Et le lieutenant-colonel ignorait tout cela. Oh, bien sûr, il connaissait le contenu exact des missions, le nom de chacun des individus passés entre les griffes de Guilhem, ainsi que la lente agonie psychique qui avait précédée leurs chutes. Lui-même avait participé à des séances de conversions. Et pendant des décennies, les fantômes mécaniques de ces officiers et de ces soldats renégats hanteraient les murs de bon nombre d’institutions Confédérés. Mais les larmes ? Les cris ? La douleur ? Le doute ? Non. Impossible. Blocage complet de la situation, incompréhension, silence et gêne, le parcours douloureux de la rupture s’inscrivait entre le maître et son ancien disciple.

Guilhem trouva le réconfort d’un banc placé face à un bassin rempli de poisson noirs, boursouflés, et dont la gueule ne cessait de venir caresser la surface. Leurs corps mous se frottaient aux lignes graphiques d’algues colorés, elles-mêmes éclairées par de subtils jeux de lumières. Guilhem n’appréciait pas la scène. Il avait détourné ses yeux vers le haut. La chromatique ronde des couleurs faussée par la restitution d’un filtre infrarouge et ultraviolet lui renvoyait une image du ciel chatoyante, presque hallucinatoire. Le jour faisait place à une nuit en symphonie de lueurs mauves, jaunes, vertes, bleus et rouges. Avec une certaine lassitude, il reconnut le point grave et lointain d’une étoile. Une étoile qu’il n’avait que trop bien connu. Un havre qui s’était mu en un cauchemar vivant.
Guilhem revint environ trois ans dans le passé. Il se revit, debout, face à la sphère brûlante et majestueuse de l’étoile classée sous le nom de codage universel CS-359-W. Magnitude apparente de 13,53. Une naine rouge, presque froide, que l’amiral du vaisseau dans lequel il avait pris place détaillait avec un plaisir de connaisseur. Une véritable gourmandise, à trois jours de voyage de la Terre. Une simple promenade pour Guilhem. Le système de Wolf l’avait accueilli d’une chaleur tiède et d’une lumière douce, en forme de veilleuse immense, réchauffant à peine l’atmosphère d’un amas de matière en orbite. Wolf Trine. La taille de la Lune, une atmosphère saturée de dioxyde de carbone et de méthane. Une végétation déclinante, dont l’empire sur le petit monde reculait un peu plus chaque jour. Une Lune verte, mais un monde aussi condamné que Vénus. L’exploitation de ressources minières, ainsi que la présence de trois colonies humaines expliquaient l’intérêt de ce monde pour la Confédération. Vingt-cinq milles individus, la moitié environ composant une solide assise civile qui avait choisi de migrer sur un monde en voie de désertification, mais dont les océans peu profonds offrait de véritables tropiques. Manhattan, cité marine en forme de gros village d’acier et de béton qui plongeait ses racines sur une plage douce à la flore onirique, semblait constituer la promesse d’une construction longue, durable, en accord avec une politique expansionniste, volontaire. Manhattan, comme un pied de nez à l’histoire de New York, rayé de la carte terrestre. New York, nom du méga continent qui abritait toutes les installations humaines. Queens et Brooklyn étaient les deux autres lieux d’activité humaines. Guilhem ne les avait jamais vu. Les deux petites colonies ne représentaient que des noms étranges à ses oreilles. Aucun intérêt. Sa mission le conduisait uniquement parmi le réseau solidaire, solide, mais microscopique des élites de la cité capitale. « Manhattan, Pionnière et Forte » scandait la bannière qui l’avait accueillit sur l’astroport juché dans un équilibre artistique sur une corniche maritime. Les deux Nobles Clercs qui l’avaient salué alors qu’il descendait la rampe de la navette de liaison lui semblaient également « pionniers » et « forts », une assurance agressive animant leurs gestes et leurs paroles. « Ici, nous sommes les plus fervents fidèles du Culte Mécaniste », s’étaient-ils vantés. Cela n’avait arraché à Guilhem qu’une pensée méprisante, presque vulgaire. Une insulte s’était dessinée dans son esprit. Il aurait pu convoquer le terrain de l’honneur pour les rendre dociles, craintifs. Il s’était retenu, conscient de signer son arrêt de mort s’il allait dans ce sens. Il avait crevé d’envie de les remettre à leur place, celle de pauvres petits roturiers incapables de comprendre le sens réel de leur mission, et de se vautrer dans une complaisante médiocrité que lui, fils de général, devait combattre avec le plus grand sérieux. Guilhem se sentait encore investi d’une mission sacrée envers ceux qui lui avaient permis de faire ses preuves. Et cet engagement le rattachait souvent à une réalité faite d’actes concrets, d’obligations morales mais cohérentes. Les inquisiteurs n’avaient pas perdu de temps, et malgré la palabre lourde des lieux communs et des clichés langagiers, ils l’avaient mené aussi sec vers l’objet de sa visite. Le siège local de la Sainte Cléricature occupait un bâtiment encore neuf mais déjà défraîchi, où la lumière orangée semblable à un perpétuel coucher de soleil miroitait sur les fenêtres encrassées et les corniches d’aciers qui entourait la construction rectangulaire comme de monstrueuses ceintures. Là, les Nobles Clercs sans nom l’avaient laissé patienter dans un hall terne, vide, tandis qu’ils avaient prévenu le maître des lieux de son arrivée. Une attente froide avait investi son corps, raidissant son esprit, et le mantra des préceptes que Guilhem brandissait en épée tranchante galvanisait son esprit. Aride, l’air local faisait suinter sa peau d’une substance salée et grasse, qu’il essuyait d’un revers de main, contemplant après son geste la finesse de la construction de ses membres robotiques. Des mains ? Non, des organes de pouvoir où tant de sang avait coulé et coulerait encore. Une porte s’était alors ouvert sur une bedaine proéminente et un sourire jovial d’où perçait une part de mensonge aussi évidente qu’avenante. Le Noble Clerc Major Deenick s’était avancé, et Guilhem s’était levé. Ils avaient échangé leurs identités respectives, dans un parfum de poncifs polis, et s’étaient dirigé vers le bureau du Noble Clerc que ce dernier avait refermé d’une main leste.

--crazymarty--
Niveau 10
12 septembre 2017 à 11:16:57

— Que me vaut le plaisir de votre visite, agent De Choire ?
— Contrôle des exports, avait répliqué Guilhem. Une simple procédure de routine.
— De Choire, De Choire, avait continué l’officier, ignorant la réponse à sa propre question. Le fils aîné du général de Choire ?
— Lui-même.
— C’est un immense honneur ! s’était extasié Deenick. Un immense honneur pour une si petite planète que Trine… Je ne comprend pas la raison de la venue d’un tel être émérite comme vous l’êtes ici… Un de vos subalternes aurait pu s’occuper de toute cette manœuvre. Une perte de temps, vraiment. Je ne comprends pas les hautes administrations de vous confier si fastidieux travail.
— J’aime me rendre compte de la réalité au travers de mes propres yeux.
— Des yeux nobles, semble-t-il.

Guilhem avait décoché un sourire de politesse.

— Vous êtes trop bon, major.
— Allons, allons, vous êtes mon invité. Je ne suis pas là pour vous jouer une pièce de théâtre.
— Ah, vraiment, major ?
La première attaque. La plus décisive. Deenick avait pâli.
— Que voulez-vous dire, agent De Choire ?
— Oh, rien de bien important. J’avais justement l’impression que vous me sembliez trop honnête pour « jouer une pièce de théâtre ».

Guilhem avait mimé des guillemets. Deenick était devenu plus blafard encore.

— Écoutez, monsieur, je fais mon travail avec toute la droiture et l’honnêteté que me dicte ma mission ici.
— Une mission en forme de punition, non ? Vous étiez un brillant Noble Clerc sur Terre. Vous avez même servi sous les ordres directs de feu le Commandus Magnus Keller.
— Un saint homme, avait répondu Deenick en hochant la tête. Et je ne dis pas ça par pur conformisme, non. Je le pense vraiment.
— Et que pensez-vous de Ebrahim Entor ?

La surprise avait fait trembler le major.

— Je ne comprends pas bien, agent De Choire…
— Pourtant, vous devriez, non ? Vous avez passé quelques années à ses cotés, au Palais. Vous étiez en charge de certains dossiers compliqués qui donnait du fil à retordre sur le secteur de la Grande-Bretagne.
— Ce sont là des affaires confidentielles, je ne peux pas en parler aussi librement que vous le souhaitiez, avait répliqué l’homme bedonnant d’une voix mal assurée. La Sainte Cléricature punit durement tout ce qui outrepasse les clauses du secret de ses missions.
— Êtes-vous au courant de la situation ?

Deenick avait hésité de longues secondes, avant de se lancer.

— Oui… Non… Enfin, pas dernièrement. Mais n’êtes-vous pas là pour la gestion et le contrôle des exportations annuelles en matière première ?
— Si, et c’est bien ce que je fais.

L’aplomb de Guilhem l’avait à nouveau déstabilisé. Il avait sué à grosses gouttes, et il avait semblé au jeune homme qu’il s’était davantage enfoncé dans son fauteuil.

— Des renseignements, ne voilà pas une excellente matière première pour notre noble institution ?
— Bien sûr, bien sûr, monsieur De Choire… Vous savez, je n’ai rien à cacher. Je suis prêt à me livrer à la Question si tel est votre désir… Vous n’êtes pas vraiment un agent de contrôle, n’est-ce pas ?
— La nature de ma fonction ne devrait pas vous préoccuper avec trop d’attention, major… Avez-vous eu des rapports avec l’ex-citoyen Commandeur Entor, major ? Avez-vous échangé, avant sa Conversion et son inculpation pour haute trahison, des informations susceptibles de nuire à la Confédération ?
— Monsieur…

La voix de Deenick s’était étranglée dans sa gorge. Il s’était su piégé, à cet instant. Il avait tenté de se relever, mais Guilhem l’avait coupé dans son geste.

— Inutile de tenter quoique ce soit, major. Je suis accompagné d’un bataillon complet de Licteurs fidèles aux principes du Très Saint magister Siegfried. D’autre part, nous savons que vous avez eu une correspondance soutenue avec Entor. Si la nature de celle-ci est totalement légale, et ne remettait pas en cause le principe d’union entre les corps armés et la Sainte Cléricature, vous n’avez aucune raison de vous en faire. Si c’est le contraire, par contre…

Guilhem avait laissé sa phrase en suspend de manière volontaire. Un petit effet de manche pour appuyer sur la situation complexe dans laquelle s’était mis le major. Au grand étonnement du jeune cyborg, celui-ci avait esquissé un sourire tiède, compatissant, avant de le fixer droit dans les yeux.

— Alors vous aussi, ils vous ont eu, monsieur De Choire.

--crazymarty--
Niveau 10
12 septembre 2017 à 11:17:25

— Je sers une cause juste.
— Sans vous poser de question sur son intérêt final ?
— Il n’est pas de mon ressort de poser des questions. J’agis pour la mission que l’on m’a confiée.
— Vous me semblez pourtant doté d’une grande intelligence, c’est bien dommage…

A nouveau Deenick avait souri.

— Nous avions un très riche échange avec Ebrahim. Il se savait perdu et condamné par cet ignoble traître qu’est le Commandus Magnus. Pendant un temps, j’ai lutté contre le commandeur, soutenant celui qui me semblait être la force vive de nos espoirs, l’icône de l’absolution du Dieu-Machine. Le bras armé de la Sainte Cléricature. Mais lorsque le dossier du décès — pardon, de l’assassinat programmé de feu le Très Saint Magister Oddarick a été porté à ma connaissance, j’ai compris que la foi n’était plus un motif valable pour que la Sainte Cléricature poursuive son entreprise légitime.

Il avait soupiré, puis repris.

— J’espérais faire de Trine un havre de paix pour ceux dont la conscience se battait entre les convictions et la réalité pragmatique, bien plus sale. J’ai eu l’outrecuidance de tenir tête à ma façon contre le pouvoir en place. Mais je ne regrette rien.
Deenick s’était levé, et Guilhem lui avait quasiment sauté dessus.
— Je n’ai pas honte de tout cela, monsieur De Choire. Alors, faites votre office. Vous avez ici mes aveux pleins et entiers.
— Citoyen Lied Deenick, au nom du Dieu-Machine, je vous arrête au motif de haute trahison envers le Culte Mécaniste et le Très Saint Magister Siegfried.
— Amen.

Guilhem lui avait décoché, par pur réflexe, un violent crochet, et le major avait lourdement chuté. Mais il n’avait pas pleuré, ne s’était pas plaint. Il avait eu ces mots, troublant, à l’adresse du jeune homme.

— Il ne nous reste plus que la désolation. Entor avait raison : les idées sont nobles, mais si l’Homme qui les conduit est un malfaisant, alors elles finiront par perdre leur sens.

Wolf Trine avait conservé sa part de mystère. Deenick avait déjà été réduit à l’état de loque humaine, ses idées de dissidence révoquées par la puissance des instances du Dieu-Machine. Guilhem ne l’avait pas revu. Mais ses mots eux, avaient résonné longtemps encore, tandis qu’il arpentait le sol instable de la plage de Manhattan. Et il avait oublié cet épisode pendant des années. Jusqu’à ce que Viltis vienne parasiter son existence.

Guilhem n’aurait eu qu’une envie en cet instant : contredire la sage maxime d’un parvenu réduit à l’état d’automate. Si seulement Deenick avait eu tort … Rien de tout cela ne serait arrivé. Il n’aurait pas eu à jouer avec la dureté de ses ressentiments. Il n’aurait pas se tenir assis sur un banc terne qui sentait la peinture grasse et la douce aigreur de la déception. Une lucidité glaçante s’empara de lui, fracturant son intimité, liant ses idées de nœuds rouges et sanglants, sales, dérangeants. Guilhem secoua la tête. « Non, ça ne peut pas être aussi simple ». Il retint un rire nerveux, coupable d’avoir pu être trop naïf.

Guilhem était jaloux de Viltis.

L’enfant, hormis son don, ne présentait rien d’extraordinaire. Il soulevait des montagnes, il jouait avec la gravité, mais son intelligence n’avait rien de l’élégante lucidité de Flinn. Il se contentait de suivre les principes fondateurs de la Confédération, assortis de bribes que glissait subtilement le Naneyë dans les discours à son apprenti. Viltis s’était même comporté avec un profond irrespect pendant la cérémonie informelle, face au Très Saint Magister. Flinn l’avait repris, mais cela n’effaçait pas l’indécence de son attitude. Il aurait dû avoir plus de pitié et de clémence que n’importe qui d’autre. Viltis était un adolescent de treize ans, pas un combattant. Un enfant, à l’aube de l’âge adulte, qui partageait avec lui le privilège de servir le Dieu-Machine. Viltis n’avait pas choisi de venir à Civimundi. Guilhem savait que sa famille était restée dans un quartier anonyme de Vilnius, et il imagina un instant ce qu’ils devaient ressentir. De la peur, et pas la fierté noble que lui avait inculquée son général de père. Il eut pitié, une seule seconde. Et la haine revint le charger de son fardeau.

Flinn avait tout manigancé. Viltis n’avait rien à voir, il n’était que l’objet d’un pouvoir disputé, un enjeu notable qui pouvait faire pencher la balance des forces en présence si une guerre devait avoir lieu. « Une guerre, oui, mais contre qui ? ». La Confédération ne connaissait qu’un seul ennemi, et celui-ci était purement humain. Les mécréants avaient été réduits à de vieilles réminiscences qu’on agitait devant les enfants, des contes construits pour inculquer à tous, dès le plus jeune âge, la nécessité de ne pas nuire à la cybercratie. Même les peuples externes, les xénos, constituaient davantage une base d’agents serviles plutôt qu’un danger tangible. Rien n’aurait dû inquiéter Guilhem.

Il sentait pourtant le poids d’une menace sans nom.

Les cubes. Les artefacts. Des objets sans valeurs pécuniaires, dont la connaissance se limitait à quelques observations grossières et évidentes. Les seules conclusions probantes au sujet des artefacts étaient leur nature artificielle, fruit d’une civilisation notablement avancé. Sans doute plus que la Confédération. Guilhem pouvait palper son angoisse et la raccrocher à ces maigres pitons, acrobates de hautes hypothèses où sa compréhension menaçait à chaque instant de glisser vers le vide de l’absurdité, du non-sens. « Peut-être qu’il n’y a pas de sens à cela ». Une autre hypothèse, une autre question, un processus sans fin qui le happait. Il se redressa. Il repoussa maladroitement le maelström mental, s’obligea à laisser une forme de sérénité envahir chaque interstice de sa conscience. Comme un baume venu du fond des âges, le calme bienfaisant dicté par quelques exercices de relaxation bénins convoqua sa lucidité.

Viltis subissait. Flinn possédait des motivations propres. Le Colonel Beik avait relâché sa garde sur le Naneyë.

Et Guilhem devait veiller au nouvel apprenti. La Mission lui donnerait un excellent prétexte. La seule vengeance qui vaille la peine d’être élaborée. Flinn chuterait, c’était une certitude. Le jeune officier devrait faire appel à ses vieux démons, remonter la trace de ses tourments, et alors l’apparente armure de métal se scinderait en révélant toute la noirceur et la pourriture qui régnait dans le cœur de l'officier. Oui, il l’aurait, sa vengeance. Il serait enfin le héros noble, en pleine lumière, et cette lumière éclairerait tout le trouble de ses actes passés. On apprendrait ce qu’avait fait Guilhem pour sauver la Confédération. Un héros, à l’âme assombrie, mais qui pourrait jouir de sa véritable valeur, de son plein droit.

Rasséréné, Guilhem se leva de son banc. La mécanique de son projet l’animait déjà d’une énergie nouvelle.

--crazymarty--
Niveau 10
12 septembre 2017 à 11:18:43

PARTIE III

4.

--crazymarty--
Niveau 10
12 septembre 2017 à 11:21:48

Viltis avait salué le cybernaute, une pointe de regret serrant ses entrailles. Il aimait le revoir. Il n’avait jamais oublié ce que le vieil homme l’avait forcé à faire au jour de leur première rencontre, mais cet acte lui avait apporté un réconfort paradoxal. En brisant la sphère du scanner, ce fut comme s’il se libérait de chaînes invisibles, inexplicables. Et Viltis avait su qu’il pourrait trouver auprès du cybernaute la sagesse et la confiance d’un confident travaillé par l’âge passant et fort d’une expérience et d’un regard franc, lucide. Il n’avait jamais employé ces mots lorsqu’il avait huit ans, mais à présent, il en connaissait le sens profond. Son mentor avait patiemment glissé les notions le long d’un fil sans fin, un collier de savoir qui se remplissait sans jamais s’alourdir.

Lorsque Flinn aborda le sourire particulier qu’il réservait pour de rares occasions, et Viltis sut. C’était pour cela qu’il regrettait de quitter le cybernaute. Il allait encore avoir le privilège de vivre une de ces « leçons de choses » comme les nommaient Flinn.

— Nous marcherons.
— Combien de temps, maître ?
— Je l’ignore, mais nous marcherons.
— Vous voulez me dire quelque chose ? C’est parce que nous partons demain ?
— Cette nuit Viltis, cette nuit, corrigea Flinn. La mission précipite quelque peu mon calendrier, mais il aurait fallu que je t’en parle à un moment ou à un autre.
— Quelles choses, maître ?

Viltis semblait réfléchir profondément. Sa question était purement rhétorique. Il connaissait son mentor, et il avait conscience qu’il ne lui répondrait pas. De dépit, il avait abandonné cette petite torture mentale.

--crazymarty--
Niveau 10
12 septembre 2017 à 11:23:36

Ils marchèrent près d’une heure. La chaleur de Civimundi les contraignait à tenir une cadence lente et régulière, et le soleil qui déclinait doucement n’augurait pas d’un fraîchissement perceptible de l’atmosphère. Dans les rues et les boulevards qu’ils empruntaient, les simples citoyens côtoyaient les plus illustres serviteurs de la Confédération. Viltis notaient qu’ils étaient moins nombreux qu’au sein du Palais, où chaque coude et chaque couloir offraient une hypothétique rencontre source d’histoires et d’échanges, mais que leur nombre restait bien supérieur à ce qu’il aurait pu observer dans n’importe quelle autre ville.

Flinn s’acharnait à emprunter un trajet sinueux. La destination finale était inconnue du garçon. Cela faisait partie du jeu. Compliquer un peu plus le sujet de ces leçons donnait un plaisir étrange, presque pervers, à Flinn. Peut-être retrouvait-il un contrôle total sur son élève ? Peut-être Viltis s’attachait-il à se dégourdir les jambes dans des rues à l’asphalte brûlant et à la lumière crue jouant sur les toits en zinc ? Peut-être même — chose moins évidente — qu’il n’y avait aucune raison valable à ce jeu. Seule la règle comptait. La règle du silence et des questions sans réponses pour Viltis, et le jeu des mots justes pour Flinn.

Ce ne fut qu’à l’approche de l’hôtel des Invalides que Viltis entrevit le rayon étriqué de leur destination. A chaque fois que son mentor le rapprochait du vénérable lieu, la promenade trouvait une forme de conclusion. Il arriverait bientôt. Viltis se souvint d’une après-midi semblable, deux ou trois ans auparavant. L’ancien Noble Clerc rentrait d’une mission spatiale d’une dizaine de jours. Une mission dont le jeune garçon avait ignoré les raisons et les objectifs. Il avait travaillé pendant toute la durée de l’absence de son professeur auprès d’un des hommes de confiance du major Asweltorf. Là encore, sa mémoire lui faisait défaut. Il croyait — sans être sûr — se rappeler de notions de mathématiques et de géométrie spatiale, quelque chose en rapport avec les coordonnées universelles. L’expérience ne l’avait pas marqué. Ce qui lui avait laissé un souvenir plus mémorable, en revanche, c’était la leçon que lui avait donné Flinn. Il l’avait emmené sur les escaliers encore fermés au public des anciens jardins du Trocadéro. Un jeu d’échec avait atterri dans ses mains, sans qu’il ne comprenne comment il était arrivé jusqu’à lui. Le Noble Clerc avait placé les pièces avec un soin proche de la dévotion, puis, sans se départir de son calme habituel, il avait entamé d’expliquer le fonctionnement du jeu à son protégé. Viltis avait appris les déplacements avec une relative aisance, mais l’essence même du jeu lui avait échappé. De colère, il avait lancé un coup de pied dans le plateau, vexé d’avoir perdu face à son maître. Flinn avait alors eu une réaction qui l’avait étonné. Au lieu de lui ordonner de se calmer et de ramasser les pièces, il avait demandé au garçon de venir s’asseoir à côté de lui. Il avait même dégrafé sa cape d’Inquisiteur pour la laisser sur ses genoux, dans un effet de plis sur lesquels jouaient avec aridité les rayons du soleil. Flinn lui avait parlé du courage, de la patience, de l’abnégation. Viltis avait mis longtemps, très longtemps, avant de comprendre ce qu’impliquaient ses notions. Comme un puzzle laissé en désordre depuis des années, sa conscience avait soigneusement tenu éloigné chacune de ses notions, jusqu’à ce jour. Demain, il partirait pour les étoiles, pour la première fois de sa courte vie. Il avait peur. Il avait peur, mais dans un certain sens, il arrivait à comprendre à tolérer cette peur. Et cette peur vivante mais contrôlable, c’était cela, le courage.

— Nous allons au Trocadéro.

Flinn parut surprit.

— Je vois que tu deviens un peu plus fin à chaque fois, Viltis.

Le garçon sourit.

— J’ai un bon professeur… Et je crois aussi savoir de quoi vous voulez me parler.
— Ah, vraiment. Et de quoi alors ?
— De courage maître.

Le Naneyë secoua avec douceur la tête.

— Je ne donne jamais deux fois la même leçon. C’est bien là leur intérêt premier. Le fait qu’elles soient uniques les rend plus fortes.
— Et ça n’a même pas de lien avec le courage ?
— Tu verras.

Ils poursuivirent leur marche, en laissant les Invalides derrière eux, avant de rejoindre le Champ de Mars et ses immeubles vieillissants. Ils passèrent sous les arches rouillées de la Tour Eiffel, qui bien que reconstruite paraissait encore sortir de la guerre. Ils franchirent la Seine. Et ils débouchèrent sur la zone interdite numéro sept.

Le palais de Chaillot avait souffert de la dernière guerre civile française, et restait à ce jour un espace vierge au centre de Civimundi. Nombres de projets architecturaux avaient concouru pour exploiter l’énorme espace de la zone, des plus simples aux plus audacieux, mais aucun n’avait encore trouvé grâce aux yeux des hautes instances en charges de l’urbanisme. L’inaction durable avait fait des restes à demi brûlés des bâtiments surplombant la colline d’étranges monuments envahis de végétation. Des arbres avaient poussé, crevant les toitures, effondrant les murs. Les bassins et les fontaines s’étaient peu à peu remplis de terre et de feuilles mortes, composant un humus riche où avaient grandi d’énormes et étranges espèces d’une faune exotique. Aucun service d’entretiens ne venait s’occuper des lieux, seule une équipe mandatée par l’Académie Militaire toute proche taillait encore des allées dans les touffes vertes et brunes, en souvenir d’un ordre donné par le Très Saint Magister Oddarick. Et, naturellement, seuls les militaires et parfois leurs familles venaient arpenter cet endroit insolite.

Flinn et Viltis se présentèrent près de la guérite qui clôturait l’accès par les quais de Seine. Un lourd panneau en acier s’ouvrit devant eux, après que le soldat en charge des vérifications leur eut autorisé l’accès. La mémoire du garçon se réenclencha. Il revit le parcours sinueux, qui les conduisait jusqu’à l’ancienne terrasse en albâtre, dont on apercevait encore quelques dalles brisées. Avec une aisance d’enfant, il se glissa entre les branches basses et se coula dans l’ombre des troncs, sans faire le moindre bruit. Sa silhouette frêle semblait flotter au-dessus du sol doré de feuilles jaunies. Il jeta un regard en arrière, moqueur.

— Attends-moi ! Lança Flinn.
— Il faut que quelqu’un passe devant, maître.
— La plaisanterie serait excellente si je ne devais pas te ramener au Palais en parfait état physique. Tu ne pourras pas embarquer si les cybernautes estiment que tu n’es pas apte. Et je ne pense pas qu’une jambe cassée ou un poignet foulé les incite à passer outre leurs standards.
— Le major Asweltorf dira oui.
— Sauf que ce n’est pas lui qui s’occupe de tout ça.

La tâche fauve que constituait le garçon vêtu d’une chemise à manche courte brune et d’un treillis kaki à moucheture géomorphique s’immobilisa. Le Naneyë rattrapa son élève, posa une main puissante sur son épaule.

— Je sais que ma mission est de te protéger et de veiller sur toi, mais s’il te plait, ne me rend pas la tâche plus compliqué.
— Alors dites-moi de quoi vous vouliez m’instruire aujourd’hui, maître. Peut-être que cela m’occupera cinq minutes.

Flinn grimaça.

— Tu es malin, ajouta-t-il.
— Et vous trop lent.
— Ta franchise me touche, jeune humain. Sur Alioth, je t’aurais tué en duel pour moins que ça.
— Mais vous n’êtes plus sur Alioth.
— Et toi tu n’es plus un petit garçon geignard que j’ai ramassé à Vilnius.

Viltis stoppa net son pas.

— Pourrais-je les appeler ? Les prévenir ?
— Qui ça ?
— Mes parents, maître.

Flinn se rapprocha, et abaissa son regard au niveau de celui du garçon. Il lut de l’inquiétude dans les yeux gris et mi-clos.

— C’est une mission classée, Viltis. Ce n’est pas un jeu.
— Rien qu’une minute, maître, s’il vous plaît…
— Je ne peux pas. Outrepasser les règles de la confidentialité serrait trahir la Confédération. Et je suis assermenté.
— S’il vous plaît, implora à nouveau le garçon.
— Non, Viltis. Et je ne reviendrais pas dessus.

Le regard de l’élève se voila. Une buée de larme rougit les fentes sombres. Il recula d’un pas, puis deux, avant de se jeter tête la première dans la dense canopée.

— Viltis, attends !

Flinn jura entre ses dents. Le temps qu’il se lance à sa poursuite, le garçon avait disparu de son champ de vision.

--crazymarty--
Niveau 10
12 septembre 2017 à 11:25:29

Viltis s’était installé sur un morceau de balustrade encore intact, et fixait la pointe saillante de la Tour Eiffel. Il ne détourna pas la tête lorsque Flinn arriva, visiblement essoufflé.

— Vous ne pouvez pas comprendre, maître.

Il ajouta un soupir lassé à sa tirade. Le Naneyë se rapprocha, jusqu’à se retrouver à ses côtés.

— Je ne sais qu’ajouter, Viltis. Je ne peux pas répondre à ta demande.
— Pourquoi ? Pourquoi me dire que je suis exceptionnel si ce n’est pour avoir le droit de travailler dur, d’écouter, de faire des choses que je ne comprends … pas… Maître, vous savez que c’est injuste ! Je veux juste dire à mon père et à ma mère que je vais bien ! Cela fait plus de trois mois que je n’ai pas eu de nouvelles. Vous ne pouvez pas me faire ça !

La voix du garçon montait dans les aigues en déraillant. Le cœur de Flinn se serra. Il posa une main sur l’épaule du garçon, une main couverte d’acier, dure, mais qu’il voulait la plus douce possible. Il aurait aimé retirer le gantelet, mais il savait que c’était impossible.

— Nous ne pouvons échapper à notre condition de serviteur.

Viltis détourna son regard. Flinn semblait indifférent, et le ton de sa voix était terne, monocorde. Viltis avait déjà entendu cette phrase ailleurs. Mais sentir les mots suinter de la bouche de son mentor le fit frissonner. Comme si une vérité inaltérable se révélait. Comme si quelque chose d’aussi véritable que triste se matérialisait.

— Vous un êtes un Licteurs, maître, tenta timidement le garçon.
— Et je suis un serviteur du Culte. Je l’ai servi depuis que je suis arrivé sur Terre. Jamais je n’aurais pensé que je serais à cet endroit, quelques décennies plus tard, à former un apprenti à ce qu’est le Culte, à ce que sont les secrets de la Confédération. Jamais je ne pensais que j’aurais à lui expliquer pourquoi nous sommes liés aux cultes de par l’existence même de notre rôle.

Il marqua une pause.

— Nous sommes des serviteurs. Nous servons. Nous n’attendons aucun retour, aucune gratitude.
— C’est injuste.
— Sans cette notion, Viltis… Sans ce titre de serviteur, je ne serais pas là.

Le garçon pâlit.

— Vous seriez… mort ?
— Non, je serais sans doute bien vivant. Ou non, je l’ignore. Mais je n’aurais pas cette situation, pas cette responsabilité vis-à-vis du peuple de la Terre et des peuples de ma planète natale.
— Pourtant, vous avez un rôle important… Vous faites ce que vous voulez parfois.
— Ce sont des privilèges rares, Viltis. Ce sont des privilèges d’autant plus rares que je n’ai pas accepté d’être ce serviteur au début… Sans la clémence du Commandus Magnus, j’aurais sans doute servi d’une manière bien moins noble et bien moins douloureuse aussi.
— Servir est douloureux ?
— Une vie entière ne saurait être un cours long et monotone. Et il n’y a qu’une seule chose qui peut engager un individu à sacrifier le peu de liberté qu’il possède pour servir une entité aussi puissante et aussi mystérieuse que le Dieu-Machine.
— L’obéissance ?
— La foi, Viltis, répliqua le Naneyë. La foi la plus pure et la plus absolue envers ce maître, mais aussi envers ce qui constitue son service. Accepter la contrainte qui pèse sur sa vie pour être à même d’accomplir un but plus grand que soi. Est-ce que tu comprends ça ?

Le garçon secoua la tête.

— C’est la foi qui me fait tenir debout face à la peur. C’est la foi qui martèle mon courage et qui guide ma pensée. C’est la foi qui fait que je deviens chaque jour plus fort. La foi est le plus noble des sentiments. Croire n’implique que son cœur, pas sa pensée. C’est ce qui la rend si facile à partager lorsqu’on l’a déjà éprouvé, et si inaccessible pour celui qui n’a jamais tenté de placer sa vie ailleurs que dans la pensée la plus rationnelle. La foi fait grandir l’âme de celui qui croit. C’est une bougie qui guide dans les ténèbres, une bougie qui vacille au vent mais qui jamais ne s’éteint.

— C’est… complexe.
— Quand je te demande si tu crois au Dieu-Machine, que penses-tu de ça ?

Viltis mit quelques instants avant de répondre.

— Que c’est logique ?
— Et bien la foi n’est pas logique, Viltis. La foi, c’est quelque chose qui se rapproche de l’amour.
— Alors pourquoi doit-on croire dans la force du Dieu-Machine ?

Sujet : [SF][Roman] Vertige Stellaire
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