Flinn sourit.
— C’est un très joli piège, Viltis. Mais la raison à cette question, c’est que la puissance du Dieu-Machine existe dans le monde réel, dans notre existence à tous. C’est la force du Dieu-Machine qui habite chacun de ses croyants, chacun des soldats, des licteurs, des officiers, des cybernautes et de tous ceux qui le servent. Mais qu’est ce qui fait que cette force existe ?
— La foi ?
— Exactement. Ce que je te dis là est complexe, Viltis, mais sache que c’est la foi qui anime le cœur de tous ceux qui se soumettent au Dieu-Machine. Et parce qu’ils ont choisi cette voie, il mérite un respect infini. Un jour, toi aussi tu en viendras à te questionner, à savoir pourquoi tu fais ce que tu fais. Alors il faudra que tu en parles autour de toi. Le doute est le frère de la foi : il doit exister, mais il ne doit pas la chasser.
— C’est un exercice difficile.
— Un combat de tous les jours. Tout le monde doute. Est-ce que le Dieu-Machine veille sur moi ? Est-ce que je fais pour lui à un sens ? Est-ce que je dois obéir aux ordres qu’on me donne ? Lorsque le doute est là, tout parait si dur. Mais quand la foi revient, alors tout trouve un sens. Et c’est ce sens qui nous apaise. Ce n’est pas une question de logique, juste de sentiment.
Flinn porta un poing à son cœur.
— C’est ici que loge la foi. Pas là.
Il pointa son crâne.
— Le Dieu-Machine nous guide par la pensée rationnelle, en intervenant auprès de certains de ses serviteurs. Non pas parce qu’Il les préfère, mais surtout parce qu’il serait trop complexe pour des individus comme toi ou comme moi de communiquer avec Lui. J’ai la foi, mais je ne parle pas sa langue.
— Alors vous croyez sans voir ?
— C’est le principe même de la foi, Viltis.
Il désigna un morceau de balustrade à proximité du garçon.
— Il faudrait que je te raconte ma propre histoire, peut-être que cela pourra t’aider. Est-ce que je peux m’asseoir ?
— Bien sûr, maître.
Flinn se glissa sur le morceau de béton abîmé. Il apparaissait beaucoup moins massif.
— Connais-tu mon histoire, Viltis ?
— Maître, avec tout le respect que je vous dois, c’est une question un peu stupide…
— Donc je devrais avoir droit à une réponse stupide, non ?
La remarque fit sourire le garçon.
— Je ne parle pas de l’histoire qui circule dans les ouvrages de références et les biographies autorisées par la Sainte Cléricature.
— Alors de quoi parlez-vous ?
— Du pourquoi et du comment je suis arrivé sur Terre.
— Avec votre père, n’est-ce pas, maître ? Il était commandeur, et il…
— En très gros, c’est à peu près ce qui s’est passé, coupa Flinn. Et est-ce que tu connais son histoire à lui ?
Viltis secoua la tête.
— Mon père, le gouverneur Inuë qui assure le commandement du secteur d’Alioth, n’a pas toujours été un cyborg. Avant que le Commandus Magnus — quand il n’était encore que le capitaine Gregor Mac Mordan — ne mette le pied sur mon monde natal, il gouvernait notre peuple. Nous n’étions pas beaucoup, et notre espèce déclinait. J’ai honte de l’avouer, mais nous avions d’autres espèces qui assuraient plus ou moins notre survie, parce que nous les avions réduit en esclavage quelques millénaires avant. L’habitude avait perduré, et sans eux… Je ne serais pas là. Le gouverneur Inuë était un roi, Viltis. Un roi qui régnait avec l’amour des siens sur un monde qui mourait tout doucement. Parce que mon peuple n’avait pas la foi, qu’il savait que son histoire avait été coupée, et qu’une vieille légende nous racontait comment un peuple étranger venu du fond des âges et de terres plus lointaines que nous ne pouvions l’imaginer aurait pu nous détruire. La foi avait disparu parce que la peur avait surgi. On disait des gens qui n’étaient pas croyants, avant l’avènement du Dieu-Machine, qu’ils sont pragmatiques. Mon peuple était pragmatique. Jusqu’à ce que le capitaine Mac Mordan débarque. Mon père ne connaissait pas son Dieu, ni sa religion, mais il a vu un homme qui semblait avoir sacrifié son corps pour servir une cause plus grande que lui. Cette cause avait besoin de cette Homme, et c’est pour cela qu’il s’était retrouvé face à mon père. Beaucoup de personnes travaillent encore à comprendre ce qui a fait dire à mon père le serment d’allégeance au Dieu-Machine sans être converti, mais je crois avoir du début de réponse.
— Et pourquoi, maître ?
— Parce qu’il a effleuré du bout des doigts ce qu’était la foi. Il avait vu ce que croire pouvait engendrer. Du pouvoir, mais surtout de l’espoir. Hors, lui et son peuple manquaient cruellement d’espoir et d’avenir. Il a préféré renoncer à sa fierté et à sa liberté pour suivre quelque chose dont il ignorait tout, mais dont les serviteurs étaient fiers, solides, et dignes de confiance. Jamais le capitaine Mac Mordan n’a trahi mon père. J’étais très en colère lorsque j’ai vu que mon père était devenu un cyborg… C’était une notion que nous ignorions jusqu’à présent. Pour nous, il n’était même plus vivant. On en avait fait une sorte de marionnette. J’ai voulu faire du mal au capitaine lorsque j’ai compris que je devais venir avec l’expédition. Mon père voulait me protéger et me sortir de ce désespoir qui régnait sur Alioth.
— Mais vous ne compreniez pas.
— Parce que je ne savais pas ce qu’était l’espoir. Ma culture, mon peuple, tout sur ma planète devait disparaître. Pour moi, tout ceci était normal. Jusqu’à ce que mon père demande à être mécanisé pour le bien de son peuple. Il avait peur, mais il avait aussi du courage. Et je crois que c’est à cet instant qu’il a connu la foi. Il a connu la foi, et il ne l’a jamais perdu. Même lorsqu’il a dû annoncer à son peuple que tous allaient devoir changer leurs cultures, oublier leurs peurs, et revenir sur dix millénaires de préceptes et de poncifs érigés comme des pensées sacrées.
— Vous vous égarez, maître, nota Viltis d’une voix calme.
— Si je m’égare, c’est donc que tu comprends au moins une partie de ce que je dis.
— Disons que c’est très intéressant, maître. Et que je ne peux même pas imaginer une bonne partie de ce que vous racontez… Il y a trop de choses étranges pour moi.
Flinn sourit.
— L’étrange est pourtant une notion qui devrait t’être familier, n’est-ce pas, Viltis ?
Le garçon se laissa aller à rire. Flinn sut qu’il avait atteint en partie son objectif. Son apprenti ne rentrerait pas le cœur lourd de sentiments négatifs. Lui-même se chargerait de faire rédiger une missive à destination des parents de son protégé. Une lettre formelle, se contentant d’informer en des termes convenus que leur enfant se portait bien, et qu’il était une fierté pour toute la nation humaine. Le Naneyë ne pouvait pas rêver achever une leçon sur un plus beau sentiment de devoir accompli. Une petite victoire qu’il espérait voir grandir dans un futur prochain.
Une stridulation perturba le calme ambiant. Viltis fixa Flinn, qui porta un doigt agile sur son aug’. Il hocha la tête en silence, concluant l’appel par un « je comprends, merci de m’avoir prévenu ». Un masque de suspicion s’était abattu sur son visage.
— Que se passe-t-il, maître ?
— Il va nous falloir rentrer. Je viens de recevoir une convocation ? Apparemment, nous devons rencontrer un cybernaute.
— Encore un autre ? Je ne comprends pas, maître.
— Et très honnêtement, moi non plus Viltis.
— Le départ est avancé ?
— Non, absolument pas. Dans la convocation, on m'informe juste que cela à voir avec les cubes. Nous ferions mieux de nous dépêcher, conclut Flinn.
Viltis sauta de sa position avec souplesse. Son visage s’anima d’un sourire tiède. Il allait partir pour les étoiles.