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Sujet : [SF][Roman] Vertige Stellaire
--crazymarty--
Niveau 10
12 septembre 2017 à 22:14:29

Viltis se leva un certain temps après l’aube. Par la fenêtre de sa chambre, il constata que le jour était gris, uniforme, et qu’il distillait cette lumière fixe et fanée qui rendait toutes les choses ternes. Par la fenêtre, le jardin du patio n’avait rien de poétique. Même si les bambous s’agitaient près d’un bassin de béton en dessinant de leurs têtes frêles d’étranges arabesques, même si le vent chahutait quelques nuages plus téméraires pour s'agiter plus près du sol que leurs congénères, le garçon négligea ces détails.

Il avait traversé la nuit comme une chute. Il savait ce qu'il avait entendu, ce qu'il avait vu, et il savait que cela dépassait toutes les lois naturelles. Un Homme ne parle pas à un autre Homme par le simple effort de sa pensée. Tout devait se dérouler selon l'exercice simple et éminemment complexe de la communication, du langage ou bien de l'écriture, et les informations ne circulaient pas comme de simples paquets dans un réseau sans limites distinctes, sans le vecteur déformant de la voix, de la main, du regard. Et pourtant. Viltis avait traversé la nuit comme une chute. La chute d'un corps céleste vers un soleil incendiaire, qui aurait rayonné à travers l'espace glacé et sans vie qui sépare les planètes. Il ne pouvait se défaire de cette image, il ne parvenait pas à revenir à la simplicité de la réalité. Même lorsque quelqu'un frappa à la porte, il resta muet.

Até entra. Sans qu'il ne sache bien pourquoi, Viltis s'était attendu à ce qu'elle rentre avec un plateau, couvert de mets appétissants. Avec force, son corps se rappela à lui, et une faim puissante tenailla ses entrailles. Son estomac gronda.

— Voilà une bien curieuse façon de saluer les gens, entama la femme.
— Je suis désolé, madame, s'excusa le garçon.
— Cela ne fait rien. Je ferais préparer un repas convenable pour que tu puisses retrouver quelques forces.

Il sourit, bredouilla, baissa les yeux.

—Je n'ai pas bien compris.
—Je m'excuse pour hier soir, murmura Viltis. Je ne voulais pas... Je ne comptais pas... Vos pensées...Vous l'avez senti, n'est-ce pas ?

Elle fronça un sourcil, intriguée.

— Je … Je ne comprends pas bien.
— Avant de me retirer, lorsque j'étais fatigué... J'ai ressenti des choses que je n'aurai pas du ressentir. Je l'ai vu.
— Qui as-tu vu, demanda Até sans crainte.
— C'était votre fils, n'est-ce pas ? Vous avez pensé à lui hier soir.

Elle se tût, s'assit au pied du lit sans cesser de regarder le jeune homme.

— C'est vrai, avoua-t-elle. Je pensais à lui. Je pense tout le temps à lui.

Elle soupira douloureusement. Un poids se serra dans sa poitrine.

— Il me manque.
— Ephram, débita Viltis, sans prendre attention à la réponse de la femme. C'est son nom, Ephram. Il est parti pour un lieu éloigné.
— Un couvent. En contemplation.
— Et vous ne le reverrez pas.

A nouveau, elle se tût.

— Je suis désolé de cette indiscrétion, madame. Je n'aurai pas dû...
— Ça ne fait rien, Viltis. Gre... Le Commandus Magnus m'a averti de tes talents. Pour être franche, je lui ai parlé de cela hier soir, après que tu te sois endormi. Il s'inquiète de savoir ce que tu vas devenir.
— Il faut que je reprenne ma place d'apprenti auprès du colonel Flinn.
— Quand il sera sur pied. Ce qui n'est pas le cas.
— Madame...

Il rougit, détourna la tête.

— Si mon fils me manque, toi, en revanche, c'est ta mère.
— Vous êtes plus perspicace que moi, madame.
— J'ai eu quatre fils. Je connais bien ce qu'il se passe lorsque les mots s’échappent, que le sens n'a plus besoin de la parole pour exister.

Il hocha la tête.

— Depuis combien de temps ne l'as-tu pas vu ?
— Deux ans.

Elle se rapprocha.

— Je pourrais m'assurer que tu ne manques de rien ici. Je veillerai à ce que tu ne sois pas malheureux tant que tu resteras notre invité. Le Commandus Magnus n'y verra aucun inconvénient.
— Madame, blêmit Viltis, je ne peux pas accepter une telle proposition. Je suis apprenti...
— Et un fils perdu. Quant à la bienséance, il serait très malpoli de refuser une invitation aussi chaste et prude que celle dont je te fais part.
— Personne n'en saura rien ?
— Absolument personne.

Elle se leva, redressa quelques plis dans la robe qu'elle portait.

— Fais comme chez toi, Viltis. Il faut que tu te reposes.

Elle sortit, ferma la porte. Le garçon se laissa retomber sur le lit, le regard fixé au plafond. Il préféra ne plus réfléchir. Il avait eu son compte en émotion et en pensées étranges. Tout ce qui pouvait l'intéresser à cet instant se résumait à un bol de lait et un peu de pain.

--crazymarty--
Niveau 10
12 septembre 2017 à 22:15:40

PARTIE III.

9.

--crazymarty--
Niveau 10
12 septembre 2017 à 22:20:05

Flinn hocha la tête. Les mains d'Asweltorf s'activèrent sur une projection holo, tandis que deux de ses assistants bourdonnaient autour de lui, sur diverses consoles. Le Naneyë ne s'étonnait plus de cette agitation. Le dogme et les cérémonials obscures des laboratoires de cybernétiques resteraient pour lui un mystère épais, et il préférait s’accommoder de cette vérité réconfortante.

Un verrou céda en lui. Ses articulations bloquées se libérèrent, et il vacilla, l'espace d'un instant, hésitant entre la chute et la position debout. Il fit trois pas, porta ses mains à sa vue, et, amer, grogna. La vision de sa chair lui revint en mémoire. La douceur des traits de sa main gauche, courbes et pleins que l'évolution avait placé avec plus de précision qu'un architecte, n'étaient plus qu'un souvenir supplémentaire, remplacé par la froideur raide d'une pince rigide, menaçante, qu'il fit claquer sans aménité.

— Un présent dont je me serai bien passé, murmura-t-il entre ses dents.
— Vous dîtes, Flinn ?
— Laissez-moi seul quelques minutes, s'il vous plait.

Personne ne contesta sa demande. Un instant plus tard, il n'y avait plus âme qui vive dans le local, et il s'assit sur un chariot en inox laissé là. Le chariot grinça sous son poids. Cela lui arracha un sourire triste.

« Tu n'es plus qu'une machine », ressassa-t-il. Quel sens voulait-il mettre derrière ce constat ? Lui-même n'était pas sûr de souhaiter connaître le sens profond de sa supplique. Il se haïssait, dans ces moments là, revoyons l'héritier chétif qu'il avait été. Un enfant malingre, fragile, mis à l'écart. Un mâle promis à la contemplation, pas à l'action. Un contemplatif... Voilà ce qu'on lui promettait, et voilà dans quelle posture il se mettait, dans cette transition douloureuse entre son corps d'avant et la promesse de la force, de la maîtrise, qu'il dessinait en clair-obscur dans ce laboratoire.

Il serra le seul poing qu'on avait daigné lui laisser. Il ne pouvait pas se laisser aller.

Il avait feint de tout savoir en se réveillant. Il avait, là encore, joué à merveille le rôle qu'on attendait de lui. On l'avait nommé colonel durant son retrait du service, ce qui ne manquait pas d'éveiller sa curiosité. Pourquoi avoir agi ainsi ? Il était certain que Cyrill s'était échappé, et cela ne signifiait rien de moins que son échec. Il avait tué son ancien apprenti, et s'était retrouvé dans une trop vilaine posture pour mériter pareille promotion. Quelque chose lui échappait encore. Pétri du mystère qui entourait ces quelques instants où sa conscience avait fui, il se promit de ne plus se laisser aller à tant de vagabondages spirituels. Il ne se laisserait pas non plus guider par l'exigence et l'excellence qu'on attendrait de lui désormais. Il suivrait son chemin à lui, secrète et enfouie, là où aucun esprit humain ne pourrait venir l'en déloger. « Oui, je ne peux plus faire autrement », capitula-t-il.

Il serait un serviteur du Dieu-Machine. Mais à jamais il resterait Flinn, un animal civilisé, un étranger de l'Homme, qui écouterait chaque fois qu'il l'estimerait nécessaire la voix intime et impérieuse de sa conscience.

Avec la même acuité lui apparut la complexité de la relation qui le liait à Viltis. Il le savait, il le sentait : son apprenti le cherchait tout autant qu'il le fuyait. Flinn l'avait effrayé, lorsqu'il s'était accroché à l'esprit tâtonnant du garçon, et que celui-ci l'avait rejeté très loin de lui. Il revit la scène. Il comprit combien son attitude, sauvage et primaire, avait pu être une erreur. « Comment aurais-je pu lui faire si mal ? C'est mon apprenti. C'est presque un fils.. » . Le mal, hélas, était déjà fait. Même si Viltis voulait le revoir, même s'il écouterait et obéirait comme avant, une fêlure était née de cette désagréable expérience. « Il faudra être patient pour que je retrouve sa confiance, si jamais je peux la retrouver ».

La vision fugace de son père, de Gregor, puis de Cyrill et de Guilhem vinrent habiter en lui quelques secondes. Leurs présences imposantes et mêlées lui donnèrent la nausée. Il laissa sa tête tomber doucement en avant.

« Ressaisis-toi, bon sang ! Tu ne peux pas baisser les bras. Ils t'attendent au tournant. Ils vont vite savoir si tu es fait du même bois qu'eux ». La réponse, évidente à ses yeux, n'était pas positive. Flinn avait conscience de sa trop grande différence. « Mais eux ne l'entendront pas ainsi. Si tu veux vivre libre un jour, mieux vaut-il que tu laisses leur désir de te former agir maintenant. Qu'aurais-fait ton père dans cette situation ? ». Flinn grimaça à cette idée. Pourtant, avec douleur, il réalisa qu'elle était la seule solution viable pour lui laisser le temps d'investir une stratégie valable.

« Il n'y en aura pas pour plus de quinze jours. Souviens-toi de ce que disait Asweltorf. Il était très pessimiste à ce sujet, mais réfléchis aux avantages que cela pourrait t'apporter. Du prestige, une connaissance intime du système... Tu ne devrais plus réfléchir. Tu devrais agir ».

Cette voix intérieure, encore une fois, avait sans doute raison. En acceptant une Conversion temporaire, Flinn serait lavé de tous soupçons. On ne pourrait lui reprocher aucun soupçon d'accointance avec Cyrill et la rébellion des Inquisiteurs. Il pourrait songer à une façon décente de revoir Viltis, de renouer la relation. Et, si le Dieu-Machine était clément, il pourrait même jeter les bases de projets politiques sérieux. Ragaillardi, il fit venir le major Asweltorf. Il exposa son souhait. Le vieux cyborg le dévisagea, hésitant.

— Colonel, comprenez-bien que je ne sois pas particulièrement disposé à vous incité à le faire. C'est un procédé risqué.
— Mon père y survit depuis plus de vingt ans.
— Et c'est un véritable miracle. C'est d'ailleurs le seul Naneyë qui parvienne à garder un psychisme sain en dépit des effets de la Conversion.
— Peu importe si je dois prendre quelques risques. Le jeu en vaut la chandelle.
— Ce n'est pas un jeu, c'est votre vie, colonel.
— Seriez-vous en train de me dire que la consécration ultime pour tout bon serviteur du Dieu-Machine, vous me la refuseriez ?
— Ce n'est pas ce que j'ai dit, tempéra Asweltorf. Néanmoins, encore une fois, je vous invite à reconsidérer votre choix. Une fois la Conversion lancée, nous ne pourrons faire marche arrière. Si le moindre problème devait survenir, je ne pourrais pas inverser le processus. Et s'il y a bien une chose que je suis certain de ne pas maîtriser, c'est l'ensemble des conséquences d'une reprogrammation sur le cerveau d'un Naneyë. Prenez le temps d'y réfléchir encore, colonel.
— Perdre plusieurs heures à revoir un point de vue que je sais fixe, cela ne m'intéresse pas, Oskar.

Le vieux cyborg soupira, et secoua la tête.

— On ne pourra pas m'accuser de vous avoir prévenu.
— Je prendrai mes responsabilités, assura Flinn.
— Bien évidemment.

Asweltorf se rapprocha, posa une main sur l'épaule du géant.

— A genoux, invita-t-il.

Flinn obéit. Il se retrouva à peine plus bas que son sauveur.

— Baissez votre tête, colonel.

A nouveau, le Naneyë s’exécuta, en silence. Il comptait les secondes. Il avait déjà entendu les souvenirs de quelques individus soumis à la procédure, et se remémora leur grimace à l'évocation de la douleur. « Cela n'arrivera pas. Je ne peux plus avoir mal », lança-t-il dans une ultime bravade.

— Moi, Oskar Asweltorf, je te soumets, Flinn, colonel des Saintes Armées du Dieu-Machine, à la Conversion de ton esprit à Son règne. Puisse tu trouver Sa voie.

Un choc secoua le Naneyë. « Ils avaient raison ». Il sentit une huile bouillante se déverser en lui, agitée des remous du codage informatique et de quelques centimètres cubes de nanites pures. Il avait choisi. Il serra les dents, attendit de voir sa conscience se déformer et se dissoudre dans l'acide qui se formait en lui.

« Pardonne-moi, Viltis . »

--crazymarty--
Niveau 10
12 septembre 2017 à 22:21:27

— Vous dîtes ?

Oskar baissa courtoisement la tête et déglutit. Sa voix se réduisit à un murmure froid et sec, un bris d'air qui arrachait les mots de sa gorge.

— Il a demandé sa Conversion, monseigneur.
— L'imbécile !

Gregor frappa son bureau d'un coup de poing brutal, qui fit vaciller les divers instruments disposés dessus. Une statuette de marbre hésita, tournoyant sur elle-même, avant de chuter. De justesse, Oskar la rattrapa.

— Je n'ai rien pu faire, se justifia-t-il. Notre serment nous ordonne d'accéder à la requête de tous ceux qui désirent être Convertis.
— Je le sais, tempéra Gregor d'un ton plus mesuré. Je ne vous en tiendrai pas rigueur. Vous n'avez fait que votre travail.
— J'ai essayé de l'en dissuader. Il n'a rien voulu entendre.
— Peut-être souhaite-t-il marcher sur les traces de son père ?
— J'en serai le premier surpris, monseigneur. Le colonel Flinn n'a jamais montré un grand attachement à ses liens familiaux...

Gregor s'affaissa dans son fauteuil. Flinn avait été son apprenti. Il aurait dû le connaître bien mieux que quiconque. Mais le Naneyë restait une intrigue, un mystère complet. Il ne savait pas quels liens effectifs unissaient le père et le fils. Il avait pu constater avec quelle autorité le gouverneur Inuë avait brimé son fils pour le rendre plus docile, et lui faire intégrer le giron de la Confédération. Mais Gregor ignorait quels étaient les fils et les nœuds de cette relation, quel était le complexe treillage qui tissait cette union filiale.
Sa conscience effleura des bases de données au travers du Rezo, en vain. Muet pendant de longues secondes, il se décida à reprendre la parole.

— Nous n'aurons pas notre réponse, major. Tout ce que nous pouvons faire, c'est attendre.
— Malheureusement.
— Je suppose que vous le faites garder dans vos quartiers ?
— C'est exact, monseigneur.
— Qu'il n'en bouge pas. Même si cela redonnerait une très bonne image aux corps armés d'exposer un officier de l'envergure du colonel Flinn en pleine Conversion, mieux vaut -il ne pas trop attiser les esprits en ce moment.
— A ce propos, monseigneur, avez-vous pu retrouver... le traître ?
— Non. Et c'est un vrai problème. Impossible de tracer ne serait-ce qu'une hypothèse de la direction de sa destination finale. Sans doute un monde en marge des systèmes stabilisés. Mais fouiller plusieurs monde en espérant sans certitude lui mettre la main dessus n'est pas encore une option que je veux privilégier. Si jamais les anciens Inquisiteurs fomentaient une révolte ici, dans les mondes intérieurs, toutes nos forces armées doivent être opérationnelles.
— Et s'ils frappent à la périphérie ?
— Il faudra accepter de nous sépare d'une partie de nos territoires dans un premier temps.

Asweltorf fit la moue. La remarque lui glaçait le dos.

— Vous envisagez cette possibilité ?
— Je crains, hélas, que certains sacrifices soient inévitables.
— Ce serait une perte énorme.
— J’espère que nous n’en arriverons pas là, mais il vaut mieux se montrer prudent. Les armées sont prêtes au combat.
— Cela suffira-t-il ?
— Nous ne pourrons pas faire mieux pour le moment. Et nous ne pouvons pas porter le premier coup : nous ignorons encore où se trouve notre ennemi.
— L’ancienne Inquisition pourrait-elle passer à l’acte.
— Impossible à prévoir. Mais Beik envisage certainement de le faire. Je vous rappelle qu’il a subtilisé un des Cubes stockés sur Terre.

Oskar avait eu vent de cette information. Il ne voyait pas ce que le traître Cyrill pouvait planifier avec cet objet. Personne n’aurait pu décemment affirmer s’il était dangereux. Une hypothèse vint troubler son esprit et l’incita à reprendre la parole.

— Concernant les Cubes, qu’en est-il de la mission de rapatriement ?
— Elle a été confirmée, malgré l’attaque. Un premier vaisseau s’est dirigé vers Delta Pegasi Six, afin de ramener ici celui trouvé par mon fils.
— Et sans les capacités de Viltis ?
— Nous prenons plus de risque, mais nous n‘avons pas vraiment le choix. Je ne voulais pas laisser le garçon manipuler les Cubes sans l’assistance de Flinn.
— Un raisonnement logique, approuva Oskar.
— C’est pour cela que je souhaite qu’il soit sur pied le plus rapidement possible. Il n’est pas irremplaçable, mais son expérience de l’Inquisition est précieuse. Enfin, il est très apprécié auprès des hommes qui le servent.
— Bien, monseigneur. Je ferais mon possible.

Oskar se courba discrètement, et laissa Gregor seul.

--crazymarty--
Niveau 10
12 septembre 2017 à 22:22:53

« Il m’aime ».

L’évidence le frappa, le jeta à terre. Il haleta. Des larmes coulèrent sur ses joues, il tenta de les essuyer maladroitement, échoua. II serra les dents.

« Il m’aime, je l’ai abandonné ».

Aimait-il Flinn, son mentor, comme un père, comme un frère ? L’aimait-il comme il sentait l’amour d’Até dans ses veines ? Ce sentiment qu’il avait éprouvé jusqu’alors auprès de sa mère, cette force indéfectible, puissante, vibrante, avant d'en être brusquement arraché ? Ou bien l'aimait-il autrement, d'un amour moins pur, moins vivace, qui ne laissait en lui que la trace brûlée au fer rouge de la honte et de la culpabilité ? Viltis hésitait. Il ne savait pas. Il ne voulait, de toute façon, pas le savoir.

L'adolescent avait peur. Il savait très bien que ses sens lui échappaient. Extensions de son corps, les ressentis s’étendaient aux choses et aux personnes autour de lui. Son corps n’avait plus de fonction de limites. Sa peau ne marquait plus la frontière entre lui et le monde. Tout en lui s'éparpillait, se répandait comme une vague gonflée par la marée, et venait s'échouer plus loin, toujours plus loin. Cela avait commencé quelques mois auparavant. Il avait feint l'ignorance. A présent, il ne pouvait pas nier la netteté du résultat.
Le H’hrodat ? Oui, c’était comme cela que Flinn nommait ce phénomène. Émergence d’une conscience capable de voyager ailleurs. Arraché de son support physique pour effleurer quelque chose de plus grand, au-delà de la simple consistance de cet univers.
Tout lui échappait. Surtout son rapport à Flinn.

L’avait-il entendu ? Ou bien senti ? Il n’aurait, de toute façon, pas été capable de décrire ce qui coulait en lui, ce flot âpre et écœurant, doucereux, qui retournait son cœur contre la tempête de ses sentiments, contradictoire. Une larme hésita, se fraya un chemin sur le duvet naissant qui agrippait son visage, avant de sombrer dans la cataracte de ses mâchoires, et définitivement, de s’égarer hors de la lumière, du temps, du possible.

Flinn avait eu besoin de lui. Et il l’avait chassé.

Une vague de remord le submergea, et il se noya, l’espace d’un instant, dans un tumulte de pensées et de sensations mortifères, qui retournaient et labouraient tout en lui. « Je ne l’ai même pas protégé. Qu’est-ce que j’espère devenir ? Un vrai Serviteur ? Menteur. »

Le monde autour de lui était là, simple, tangible. Pour Viltis, soudain, ce ne fut plus qu’un concept flou.

« Je ne peux plus laisser. »

Évidence nette. Il se jurait de ne plus faire le mauvais choix, d'être -enfin — un adulte malgré son âge.

« J'irai le chercher. Et je n'échouerai pas. »

--crazymarty--
Niveau 10
12 septembre 2017 à 22:27:12

PARTIE III.

10.

--crazymarty--
Niveau 10
12 septembre 2017 à 22:29:11

L'éclat blafard de son œil irradiait la pièce d'une force brute, sanguine. La lueur pourprée s'immisçait dans chaque recoin, chaque interstice et chaque trou qu'elle rencontrait, ne laissant aucune chance, aucun espoir au doute qui aurait pu survivre. Flinn sentait, dans cette pièce, que quelque chose s'était brisé. Il ne savait pas quoi. Flinn dévisagea Viltis, qui le scrutait, inquiet et maladroit. Que pouvait faire d'autre l'apprenti, sinon contempler ce maître qu'il connaissait si bien, et qui n'était plus celui qu'il avait connu ? Alors, dans l'espace restreint qui les enserraient en un cocon utérin, il fixait cet éclat rouge. Cette lumière incandescente et pourprée qui battait en silence. Une ondulation qui naissait là où se tenait l'œil gauche du Naneyë.

Ils n'avaient pas échangé un mot. En trente minutes. Qu'auraient-ils pu se dire ? L'existence même de mots, de phrases, plus simplement de sons, tout cela aurait-il eu le moindre sens ? Un doute brûlait leurs cœurs, et dans le silence, ils trouvaient l'esquisse d'un remède, un remède à cette relation que Flinn savait corrompue, étrangère à elle-même, et que Viltis expérimentait bien au-delà de sa propre existence.

Aucun d'eux ne pourrait revenir en arrière. Ils étaient là trop loin, trop en avant, et leurs congénères respectifs ne les rattraperaient plus qu'avec quelques dizaines de milliers d'années de retard, et l'aide de modifications génétiques impromptues, accidentelles, dérisoires. Un voyage sans départ, sans but, qui aurait pu à nouveau croiser le fil des contingences, d'une réalité possible, bien loin en aval, au-devant de la course du temps et du tangible.

Ils avaient vu et entendu ce que jamais un être censé n'aurait dû ni voir, ni entendre. Ils avaient compris ce qu'aucun être censé n'aurait dû être en mesure d'appréhender. Leur existence transcendait la réalité, leur présence la fragilisait, la transformait tout autour d'eux, pour créer un champ d'action et de possible qui ne trouvait pas de fin.

Flinn savait qu'ils étaient l'égal des dieux.

Viltis, lui, en apprenait doucement l'existence.

« Alors, oui, qu'aurait-il dû dire ? » se questionna Flinn. Au fond de son âme, dans les remous bouillonnants de sentiments qui renaissaient après la glace épaisse jetée par la Conversion, la colère et la pitié se mélangeaient. Viltis l'avait laissé seul. « Mais il n'est pas encore un adulte, plus tout à fait un enfant. Il est perdu. Il n'avait pas à prendre cette place. D'une certaine manière, il m'a respecté en me laissant souffrir, plus que je ne me serai respecté moi-même ». Il aurait pu secouer la tête, faire mine de chasser ces idées de sa conscience, mais elles refluèrent d'elle-même. Il retint un sourire : la réalité, comme guidé par la puissance de ses capacités, se forgeait continuellement autour de lui. Il sentait son étau plus clairement qu'auparavant. Il pouvait presque toucher cette « peau », cette limite qui elle aussi se prolongeait plus loin que son corps.

Ils étaient par trop semblable. Flinn lut la peur dans le regard de Viltis, un instant volé aux angoisses de son enfance, de la part de l'échec, de la peur de mal faire, d'être rejeté.

— Tout ira bien, Viltis.

Il avait parlé. De la voix la plus douce qu'il ait pu trouver, dans l'arsenal que consentait à lui donner le processeur vocal niché dans sa gorge.

— Maître...
L'adolescent avait tressailli. Le ton de son mentor l'avait touché au plus profond de son âme. Quelque chose qui était né dans le cœur de ce monstre de chair et de métal et qui était venu s'emparer de son cœur, de ses espoirs, et qui les tenaient là, entre ses doigts monstrueux. Viltis avait l'impression, malgré le message rassurant de Flinn, qu'il allait mourir à cet endroit, en cet instant.

— Maître, reprit Viltis.
— Nous avons perdu du temps, Viltis. Trop de temps.

Viltis resta interdit de longues secondes. Face à son silence, Flinn poursuivit.

— J'ai vu et j'ai compris certaines choses, pendant ma convalescence. Des choses que je n'aurais sans doute pas vu sans ton aide.
— Je n'ai rien fait, maître.
— Oh, si, bien sûr que si. Tu as ouvert une porte. Sans le vouloir.
— Le H'hrodath ?
— Ce qui pourrait s'y apparenter en tout cas. Tu nous as permis — toi comme moi— de briser des murs. Tu as libéré le savoir de mon peuple, prisonnier depuis des milliers d'années. Tu m'as donné le pouvoir de la connaissance, et ses responsabilités.
— Je ne comprends toujours pas maître...

Flinn s'approcha de Viltis, et s'agenouilla pour se retrouver à sa hauteur.

— J'ai senti une présence. Quelqu'un ou quelque chose qui est là, depuis un temps que je ne saurais déterminer. Je ne sais pas si c'est une menace, mais il faudra clarifier la situation.
— Qui ?
— Des étrangers. Ni humains, ni Naneyë. Je ne sais même pas s'ils sont vivants, s'ils ne l'ont jamais été. Mais j'ai senti le poids de leur regard. Ils avaient... faim ? Soif ? Ils étaient là, Viltis. Au-delà de la barrière des connaissances, presque cachés. Ils ne cherchaient pas à se dissimuler. Ils avaient l'air sûr d'eux.
— Ils vous ont parlé ?
— Le langage n'existe plus à leur niveau. Il n'y a que de l'information. Un mode de communication qui dépasse la contrainte des espèces.

Une ombre voila le regard de Flinn, un cours instant. Ses impressions se distancièrent, une logique froide l'imprégna avec force quelques secondes, puis s'en alla tout aussi vite. Il serra les dents.

— Tout va bien, maître ? S'inquiéta Viltis.
— Ce n'est rien... Les restes de la Conversion...

L'adolescent garda le silence, mais son regard appuyait avec insistance sur Flinn.

— Je ne t'en avais pas parlé. Je ne comptais pas le faire.
— Pourquoi ?
— Cela ne te concernait que très peu. Tu n'aurais — de toute façon — pas pu comprendre ce qui motivait ce choix. Puisque j'en ai trop dit et que nous avons peu de temps, autant éviter les complications malheureuses qui pourraient survenir... Le Major Asweltorf t'as dit que je m'étais réveillé il y a deux jours, n'est-ce pas ?

Viltis acquiesça.

— C'est faux. Et vrai. Mais il ne t'a pas tout dit, parce que je lui avais demandé de garder le silence. La vérité Viltis... La vérité est moins agréable. Je me suis réveillé une première fois voilà un peu plus de dix jours. Mon état physique était bon, j'aurais même pu te revoir à ce moment-là. Je n'ai pas voulu le faire, pour plusieurs raisons que je trouve assez peu justifiables avec un peu de recul. Mais les choses sont ainsi faîtes.

Flinn se leva.

— J'ai été réveillé par le Major alors que je commençai à toucher du doigt de le H'hrodath. J'ai vu et j'ai compris qui était mon peuple. J'ai aussi compris ce que mon père avait vraiment voulu faire en se convertissant. J'ai aussi compris que je n'étais pas prêt à te revoir à ce moment-là, du moins, c'est ce que je croyais. Je n'ai pas regardé en profondeur, mais je savais, je sentais que je devais faire ce choix.
— Je croyais que le Conversion était inutile chez ceux de votre espèce, maître ?
— Temporaire, oui. Inutile, non. D'une certaine façon, cela fige les capacités cognitives autour d'un axe de réflexion totalement mécanique. Cela inhibe les émotions. Et en venant de découvrir ma capacité au H'hrodath...
— Vous espériez que cela fixe cette capacité ? Vous pensiez devenir...
— Un télépathe. Mais ça n'a pas marché.
— Pourquoi vouloir devenir télépathe, maître ? Aucun cyborg n'a cette capacité, humain ou Naneyë...
— C'est une très bonne question Viltis, mais elle est presque trop simple. Ne vois-tu pas pourquoi je ne le ferais pas ?
— J'avoue ne plus y comprendre grand-chose...
— Regarde les événements récents : un des Cubes disparaît. Le Major Beik et l'adjudant de Choire tentent de nous supprimer. Je perds mon corps. Mon esprit retrouve la trace de capacités que mon peuple a perdu depuis longtemps... Tu ne trouves pas que cela est un peu trop étrange ?
— Le hasard ?
— Qui n'existe pas... A mon avis Viltis, tout cela est lié à cette présence que j'ai perçu au-delà de mes sens. Malheureusement... Je crains que non seulement nous n'ayons pas assez de temps pour résoudre cette affaire, mais plus simplement, que nous arrivons trop tard.

Le regard de Flinn s'assombrit.

— Alors que devons-nous faire ?
— Nous préparer à tout, Viltis. Surtout au pire.

Il congédia Viltis pour la journée. Il le retrouverait le lendemain matin, à huit heures, et lui donnerait ses instructions. Loin de lui l'idée de se reposer : le temps était un ennemi malingre, et il devrait batailler pour gagner quelques instants et quelques informations, afin de conforter son hypothèse.

L'espace d'un instant, alors qu'il refermait la porte sur les talons de son apprenti, il se prit à espérer pouvoir se tromper, suivre un mauvais chemin qui n'aurait pas été guidé par son intention et les souvenirs historiques dont il s'était abreuvé. Mais non. Il n'y avait aucun possibilité d'erreur. Son esprit encore petit de la logique absolutiste du Dieu-Machine ne l'aurait pas laissé agir ainsi. Il n'aurait pas négligé un minuscule oubli, une imprécision. C'eut été impossible.

Hors, tout était là, précis, simple, évident.

Ils existaient. Encore. Et les Cubes n'y étaient pas étrangers.

Avec une acuité fugace, il accepta l'idée d'être limité à cette conclusion, pour le moment. Il allait avoir besoin de plus d'informations, et de plus d'aide. Il se souvint du jeune cybernaute qui devait embarquer avec lui. La trace du départ remonta en lui, et l'amertume de se savoir encore à Terre l'affecta froidement.

« Nous devons partir. »

Résigné face à la montagne d'actes, de tractations et de persuasions qu'il allait devoir mener à bien, il tenta de contacter Evan Maverish.

--crazymarty--
Niveau 10
12 septembre 2017 à 22:32:50

Flinn était retourné dans son bureau officiel. Sur l'holo, il demanda une liaison avec Maverish, qui ne répondit pas. Il tomba sur une boîte vocale insipide, se représenta sommairement et indiqua au cybernaute qu'il souhaitait le rencontrer le plus rapidement possible. La besogne faite, Flinn espéra disposer d'un peu de temps pour mettre davantage d'ordre dans ses idées.

On ne lui en laissa pas l'occasion.

Sans s'annoncer, Gregor fit irruption, accompagné de Siegfried. Comme sonné, Flinn les dévisagea, avant de se lever précipitamment. Il les salua avec raideur.

— Très Saint Magister, Commandus Magnus...
— Vous voilà déjà au travail, colonel ? La belle affaire, s'amusa Gregor.
— Je suis très heureux de vous revoir... Malheureusement, je n'ai pas eu le temps de vous prévenir de mon réveil. Je comptais demander une audience en fin de journée. J'imagine qu'avec ce qui est arrivé... Vous croulez de missions et de problèmes à résoudre.
— Assis toi, Flinn, demanda Gregor.

Le Naneyë s'exécuta, suivit par son mentor et le Magister.

— Asweltorf nous a prévenu de ta petite « expérience », Flinn.
— Je suppose que vous n'avez pas été ravi de l'apprendre, s'amusa l’intéressé.

Gregor hocha la tête.

— C'est de la folie, Flinn, ajouta-t-il.
— Et... C'est tout ?
— J'étais furieux, si tu veux tout savoir. Je le suis encore. Tu imagines un seul instant ce qui aurait pu se passer ? Si tu n'étais pas revenu de ton voyage ? La Confédération aurait perdu le lien entre les Hommes et les Naneyë. Les Saintes Armées auraient perdu un combattant hors pair. Viltis aurait perdu son maître. Et j'aurais perdu mon meilleur élève. Avec la fuite de Beik et des Inquisiteurs renégats... Non, nous n'aurions pas pu nous relever facilement d'un tel événement.
— Malheureusement, tout s'est passé à merveille. Je suis de retour. Un peu différent par rapport à mes derniers souvenirs...
— Tu t'en tires à bon compte. Asweltorf m'a dit qu'il avait fait du bon travail avec toi.
— J'ai eu droit au même compliment.
— Il était dans une position très inconfortable avec ta demande de Conversion.
— Il a malgré tout accepté mon choix.
— Mais à quel prix, Flinn !
— Il fallait que je le fasse. Sans quoi, nous n'aurions peut-être pas eu l'ombre d'une chance vis à vis de la rébellion menée par Beik.

Une ombre passa dans l’œil de Gregor.

— Je ne comprends pas Flinn. Pas plus que Siegfried.
— Hélas, je crains que toute tentative d'explication ne soit pas d'une grande utilité
— Si ce n'est que la parole, Flinn, tu sais très bien qu'avec tes nouvelles capacités, tu peux passer outre.
— Je n'ai pas eu l'occasion de les tester, mais merci du rappel. Non, ce dont je parle va bien plus loin que ça.
— C'est à dire ?
— Théorie de la noosphère.
— Oui, eh bien ?
— Je ne sais pas comment ni pourquoi, mais je peux vous affirmer qu'elle existe.
— Prouve le donc.
— C'est invérifiable. Je ne peux pas sortir une batterie de senseur et tenter d'explorer quelque chose qui n'a pas d'existence physique.
— Dans ce cas, c'est inaccessible. Et auquel cas, toi, Flinn, en tant qu'entité physique, tu ne peux pas y avoir accès.
— Viltis, par son contact, a dû « ouvrir » une porte entre notre réalité et la noosphère des Naneyë. J'ai vu des choses. J'ai senti et j'ai ingurgité plus de connaissances que je ne pourrais jamais espérer apprendre seul. Il s'est passé quelque chose, maître, vous devez me croire.
— Avec tout le respect et la confiance que je te dois Flinn, je ne peux pas me conter d'approuver ce que tu dis actuellement. Un de nos laboratoires de cybernaute se penche sur la question depuis des décennies. Sans l'ombre d'un résultat.
— Dans ce cas, qu'ils m'étudient, ainsi que Viltis.
— Cela prendrait des années. C'est un luxe. Un luxe que je ne peux pas me permettre de prendre actuellement. Flinn, nous avons perdu Beik. Il a embarqué avec lui une élite crée pour tuer à dessein. Nous ne savons pas où il va. Nous savons vaguement combien ils sont, mais ils nous ont largement dupé sur leurs moyens. Et vu les dernières données sur le sujet, je m'inquiète bien davantage sur le risque de sécession que sur la théorie de la noosphère.
— Je sais que cela parait fou, maître.
— Et ça l'est, Flinn. Je pensais que la Conversion t'aurait fait versé dans un rationalisme froid. Je me suis bien trompé.
— Laissez-moi une seule chance, maître. Vous ne serez pas déçu du résultat.

Gregor dévisagea Flinn. Mais ce fut Siegfried qui reprit la parole.

— Moi je vous crois, colonel.
— Très Saint Magister, vous me croyez ?
— Vous ne nous avez jamais fait défaut. Vous avez payez dans votre corps le prix de votre attachement au culte du Dieu-Machine. Malgré le caractère ambigu de la théorie de la noosphère et l'absence de preuves tangibles, je vous sais encore suffisamment intelligent pour juger de l'importance d'une mission. Et là, maintenant, je lis dans vos paroles une conviction assurée.
— Siegfried... Est-ce bien là ce que tu veux ? Tempéra Gregor.
— Oui. Que Flinn nous rapporte la preuve de sa théorie.
— Et comment pourrons-nous savoir qu'il a raison ou tort ?
— Flinn ? Interpella Siegfried.
— Les cubes, Très Saint Magister. Les cubes sont porteurs d'un terrible message. Voilà ce que j'ai vu dans la noosphère. Mon espèce a déjà dû combattre leurs créateurs. Par un biais que j'ignore encore, ils les ont fuis. Mais nous les avons retrouvés, et je crains, hélas, que nous ne venions prochainement à engager une bataille avec ceux-ci. Je dois retrouver la clef de ce mystère. Je dois savoir comment arrêter et détruire les cubes.

Un lourd silence s'installa.

— Une seule chance, colonel. En récompense de votre vie au service du Dieu-Machine, de votre loyauté et de votre courage.
— Merci infiniment, Très Saint Magister.
— Deux conditions.
— Naturellement.
— La première sera que cette mission ne durera pas plus de quatre semaines. Passé ce délai, je me chargerai de mettre les moyens nécessaires à votre retour sur Terre. Peu importe le résultat, une fois que vous reviendrez, je veux que vous occupiez en priorité du cas de Beik.

La décision fit vaciller l'obstination de Flinn.

— Vous... Vous voulez que je le tue, Très Saint Magister ?
— Et que vous effaciez son nom, sa mémoire, que la menace qu'il est disparaisse pour de bon.

Le coup porté était rude. Mais Flinn, prudent, décida de s'y conformer. Il inclina discrètement la tête.

— Je m'en chargerai avec rigueur, Très Saint Magister.
— La seconde condition est conjointe à la première : vous disposerez d'une équipe que je choisirai. Si cette mission doit intriquer les cubes et la noosphère, laissez-moi consulter les meilleurs spécialistes dans le domaine, afin qu'ils se joignent à vous. De la même façon, je détacherai un vaisseau rapide si vous estimez avoir besoin de quitter la Terre durant ces quatre semaines. Le commandant en charge du transport reviendra avec vous au bout des quatre semaines. Peu importe les menaces que vous pourriez lui faire subir.
— Pourrais-je suggérer quelques noms pour cette expédition ?
— C'est inutile, colonel. Nous avons eu accès à votre mémoire pendant cet entretien. Et je vois très bien qui vous souhaitez faire venir avec vous.
— Et quelle est votre décision, Très Saint Magister ?
— Il sera contacté par un de nos agents du Palais. Il sera avec vous avant la fin de la journée.
— Et si Maverish refuse ?
— Il ne pourra pas.

Flinn ne chercha pas à savoir de quel moyen userait le Magister. Il savait quelles armes de persuasion il était capable d'employer.

— Et mon rôle, Très Saint Magister ?
— Je crois que je vais laisser le mot de la fin au Commandus Magnus.

Siegfried se tut, laissant la parole à Gregor.

— Prends ce que tu juges nécessaire d'emporter avec toi. Préviens Viltis. Et surtout, veille sur lui. Je ne souhaite pas que nous revivions le drame de De Choire.

Flinn opina du chef.

— Je comprends, maître.
— Envisages-tu de partir, Flinn ?
— Je pense commencer mon investigation sur Alioth.

Gregor sourit.

— Je me doutais que tu passerais par là. Le pilote a déjà préparé le plan de vol de l'Aber Wrac'h. Il sera ravi de retourner là-bas.
— Et qui est le pilote ?

Gregor se tût, se contentant de sourire.

— Je l'ai déjà vu, je suppose.
— On m'a dit que c'était une vieille connaissance.
— Voilà qui me rassure.

D'un geste de la main, Gregor indiqua à Flinn qu'il serait bon qu'il se retire, ce qu'il fit sans ciller.

--crazymarty--
Niveau 10
12 septembre 2017 à 22:33:24

PARTIE III.

11.

--crazymarty--
Niveau 10
12 septembre 2017 à 22:35:06

Les préparatifs furent menés au pas de charges. Moins de vingt-quatre heures après son entrevue avec Gregor, Flinn patientait dans le salon d'embarquement. Viltis se tenait à ses côtés. Flinn le regardait, d'un œil neuf, et constata que quelque chose avait changé chez le garçon. Il restait froid, non pas triste, mais comme désintéressé du monde qui l'entourait. Silencieux, le regard perdu dans le lointain, il n'adressait plus au Naneyë que des sourires automatiques, des convenances d'attitude qui lui étaient étrangères jusqu'à présent.

« Quelque chose s'est cassé en lui », songea Flinn. Il se promit de savoir quoi, et de s'assurer que Viltis s'en remettrai.
— Excusez-moi... Monseigneur Flinn ?

Il se retourna. Un serviteur au teint livide le fixait de son regard atone.

— Oui ?
— Monseigneur, l'amiral vous fait savoir qu'il sera ravi de vous recevoir dès que les obligations liées à l'embarquement et au premier saut seront effectuées.
— Faîtes savoir que j'en serai ravi.
— Bien.

Le serviteur s'éloigna rapidement. Flinn le suivit du regard, intrigué. Un bruit de pas derrière lui l'incita à se retourner. Il se retrouva avec le visage jovial d'un individu qu'il ne pensait plus voir.

— C... Colonel Flinn ?
— Leenk !
— Lui-même, mon colonel. Je suis ravi de vous voir à bord de l'Aber Wrac'h.
— Mais que faites-vous ici, Leenk ? Vous avez quitté la Confrérie ?
— Il s'est passé pas mal de choses pour moi depuis Barnard Prime, mon colonel. Vous savez, cela remonte tout de même à cinq ans...
— Eh bien, racontez-moi tout cela !
— Un lieu plus approprié qu'un couloir ne serait pas un luxe, mon colonel.

Leenk les guida jusqu'au mess des officiers. Flinn n'avait pas eu besoin de faire usage de ses laissez-passer. Sur le torse de l'armure de Leenk brillait les insignes d'un grade de capitaine.

— Vous êtes montés en grade rapidement, nota Flinn, alors qu'il venait de s’asseoir dans un salon relativement isolé du reste de la salle.
— Vous nous avez beaucoup aidé à cela, mon colonel. En plus d'avoir sauvé notre peau sur Barnard et de nous avoir offert un sacré moment de gloire. Après le retour sur Terre, on m'a offert l'opportunité de faire mes preuves en tant qu'assistant de pilotage pour l'astrographie. Et de fil en aiguille...
— Alors c'est vous qui pilotez ce monstre ?
— Pas tout seul, mon colonel. Je reste sous la surveillance de l'astrographe général.
— Naturellement.
— Et vous, mon colonel ? J'ai entendu dire que ça avait plus ou moins bien tourné pour vous ?

Flinn lui adressa un sourire triste.

— C'est à peu de choses près cela. J'ai eu de grandes peines. J'ai eu de grandes joies aussi. Laissez-moi vous présentez Viltis.

L'adolescent était resté en retrait, discret. Il s'avança, salua le capitaine Naneyë, nota le sourire qu'il lui adressait, mais ne dit mot.

— Ravi de te rencontrer, Viltis.
— Moi aussi, capitaine Leenk.
— J'espère que le colonel Flinn te traitera moins durement que nous pendant cette mission... Barnard Prime n'était pas une tasse de thé.
— C'est ce que j'ai cru comprendre, capitaine.

Leenk sourit à nouveau.

— Je suis ravi de vous avoir revu, mon colonel. J'espère que d'autres occasions se présenteront sur Alioth. D'ici là, je vais devoir m’acquitter de ma mission.
— Avec vous aux commandes, je ne me fais aucun soucis, Leenk.

L'officier se leva, et avec simplicité, se retira.

--crazymarty--
Niveau 10
12 septembre 2017 à 22:36:06

L'amiral avait assigné à Flinn et son équipe un quartier neuf, sobre, mais très confortable. Ses propres appartements occupaient plusieurs pièces et cabines, et pouvaient abriter la petite armée de personnel qu'avait tenu à lui offrir Siegfried et Gregor pour l'accompagner dans sa tâche. « Un cadeau de convalescence », songea-t-il, partagé entre l'amusement et l'amertume. Et tandis qu'il hésitait, qu'il se demandait comment occuper cet espace et ce temps qui s'offraient à lui avant de retrouver son monde natal, Viltis, lui, était parti découvrir cet endroit promis, puis repoussé, enfin accessible. Jusqu'ici, il s'était contenté de rester en retrait, d'agir sous les ordres de son mentor. Maintenant que Flinn relâchait sa garde, il en profitait. Il poussa la porte d'une cabine, découvrant la pièce étroite, et s'assit sur la couchette soigneusement préparée. A cet instant, il aurait eu envie de retirer l'armure qu'on avait à nouveau vissé sur son corps, et se laisser aller à rêvasser, à se perdre dans les idées et les étoiles comme autant de possibilités vers un futur moins soumis, moins certain. Il aurait pu essayer de faire revenir le sourire de sa mère, quelque part entre d'autres souvenirs poussiéreux. Il aurait essayé de revoir la finesse du trait qui sépare la joue de la bouche, le pli ridé et le grain de la peau, à peine usée, tiède, et sentir combien elle tenait à lui. Il ne l'avait plus revu depuis trop longtemps. Il commençait à ne plus la distinguer dans le lacis des couleurs et des lignes. Son visage s'estompait. Une pointe de tristesse le fit soupirer.

— Viltis ?

Evan Maverish était à la porte, et l'observait. Il savait qu'il faisait partie de la suite de Flinn. Dans la vingtaine d'agents spécialisés recrutés pour l'occasion, il était le seul qu'il connaissait un tant soit peu. Cela le rassurait de voir ce visage jeune et austère, moins angoissant que l'inconnu qui ici l'entourait de toute part.

— C'est nouveau pour moi, répondit l'adolescent.
— Pour moi aussi.
— Vraiment ?
— Bien sûr... Je peux m’asseoir ?

Viltis opina du chef. Evan entra et s'installa sur la banquette scellée au mur, face au garçon.

— As-tu peur ? Demanda le cybernaute.
— Non... Oui... Je ne sais pas.
— Ce serait une réaction normale.
— Le colonel Flinn pense que non. Que la peur n'est pas dans les usages convenables que nous devrions avoir.

« Le fourbe », pensa Evan. Il se remémora la petite scène d'intimidation que le militaire xéno avait manigancé. Maintenant que l'Inquisition était morte, et que l'adjudant de Choire l'était également, il n'aurait pas du avoir une certaine crainte vis à vis du voyage. Antelli n'avait pas encore été licencié de son poste et renvoyé à des instances judiciaires, mais il restait là. Il lui avait demandé, si possible, de poursuivre le but qu'il lui avait assigné lors du départ avorté. Evan n'avait pas répliqué, mais s'il pouvait s'abstenir d'entrer dans un conflit d’intérêt... Il savait qu'il n'était pas courageux. Qu'il n'était pas aventurier. Ce voyage lui pesait. Mais à présent, il ne pouvait plus faire demi-tour.

Il aurait voulu dire à Viltis combien il devait se méfier des hautes instances, combien il aurait dû avoir droit de vivre sa jeunesse, malgré son don, malgré les menaces. Il aurait aimé aller voir le colonel Flinn, lui remettre sa démission, et être affecté ailleurs, dans un laboratoire minable où on l'aurait laissé tranquille. Il ne pouvait pas. Il le savait très bien. A la place, il se contentait de placer quelques réponses banales, sans intérêts. Il espérait que Viltis comprendrait qu'au-delà de cette mise en scène, il resterait là, qu'il était un peu comme lui, effrayé, et qu'il trouverait en lui une présence amicale.

— Quoiqu'il en soit, Viltis, je serais ravi de te montrer mon travail.
— C'est vrai ?
— Oui. J'aime bien montrer ce que je fais. En général, les gens ne s'y intéressent pas. Et en dehors de mon laboratoire, je ne peux pas en parler, de toute façon...
— Alors, pourquoi m'en parler ?

Evan s'apprêtait à lui répondre qu'il lui ressemblait, et qu'il ressentait le besoin de le protéger, de le défendre et de lui apprendre des concepts dont il aurait sans doute besoin plus tard, mais on ne lui en laissa pas le temps. Un soldat se présenta à la cabine de Viltis.

— Tout le monde reste bouclé en cabine jusqu'à nouvel ordre.
— Mais... Pourquoi ? Questionna Evan.

En guise de réponse, la porte se ferma sèchement. Viltis entendait des bribes de mots lui parvenir. Il se concentra davantage. Il savait que Flinn lui interdisait de se mêler de ses affaires. Mais la tentation fut trop forte. Sa conscience s'aiguisa, elle traversa les murs, et il se retrouva comme face à la scène qui se déroulait dans le salon.
Le sens de cette scène lui échappait.

--crazymarty--
Niveau 10
12 septembre 2017 à 22:38:22

Il était dix-neuf heures lorsqu’Ana Vassillievna se présenta devant la porte qui menait aux quartiers privés de Flinn. Elle se présenta aux deux soldats en poste à cet instant, les informa qu’elle était attendu, mais aucun ne bougea.

— Nous sommes désolés, madame, mais nous n’avons reçu aucune consigne à ce sujet. Le colonel Flinn ne nous a pas informé de cela.
— Eh bien, faites-le prévenir dans ce cas, répondit Ana.
— Il est très occupé, madame. Il ne souhaite pas être dérangé avant vingt heures. Revenez à cette heure, peut-être sera-t-il plus sage de revenir à ce moment-là…
— Je suis pourtant sûre de l’heure de ma convocation.
— Une erreur peut toujours arriver.
— J’évite ce genre d’erreur grossière. Pour qui me prenez-vous ? s’énerva la jeune femme.
— J’ai des ordres.
— Grand bien vous fasse.

Elle contourna d’un geste souple le corps d’un des soldats et se glissa vers le lecteur de code qui barrait l’accès. Elle présenta un badge, la porte se déverrouilla.

— Madame ! protesta un des soldats.

Elle laissa ses poursuivants derrière elle, se délectant et s’ennuyant de la situation. Si elle ne s’était pas laissée aller ainsi depuis très longtemps, elle n’aimait pas davantage devoir transgresser les règles de ce milieu rigide qu’était le monde militaire. Elle savait que son geste pouvait avoir quelques dangereuses conséquences sur l’avenir de sa mission à bord.

L'ordre remonta en amont, tandis qu'elle avançait dans le couloir qui menait au salon privé de Flinn. La rencontre d'autres gardes provoqua le même résultat, et un soupir exaspéré s’échappa de sa bouche.

— Madame, vous ne pouvez pas... Les appartements privés du colonel Flinn sont d'accès limités.
— Laissez-moi passer, lança-t-elle imperturbable.
— Madame, cria un sous-officier dans son dos, tandis qu'elle activait les dernières portes du sas.

Elle secoua la tête consternée, et avança. La porte se ferma sur son dos, elle haussa un sourcil.
Flinn était là. Assis dans un fauteuil de métal, fixant une série d’hologrammes, le regard vide, comme halluciné.

— J'imagine que cela vous amuse ?
— Absolument pas, colonel Flinn. Qu’auriez-vous fait si j’avais été un agent à la solde de la rébellion ? Il me semble que votre garde laisse quelque peu à désirer.
— Je vous aurais tué. Depuis... Sept bonnes minutes. Vous avez croisé trois soldats de première classe, un sergent, et un lieutenant. Vous ne croyez tout de même pas que nous permettions que de graves lacunes existent dans nos rangs ?
— Pourtant, colonel, je suis ici.
— Car j’en ai décidé ainsi. Comme pour tout le reste.
— Je ne comprends pas, lâcha-t-elle

Flinn sourit.

— Ce n’était qu’un test, Ana. Je voulais évaluer votre capacité à prendre des décisions qui vont au-delà des règles. Je suis très satisfait du résultat.
— Un test ? En regardant si je tiens tête à des soldats dans un croiseur spatial ?
— Oui.
— Et pourquoi regarder si je suis bonne à transgresser les règles ?
— J’ai besoin d’esprits forts, Ana. De gens capables de prendre des décisions auxquelles ils pourraient ne pas être préparé. La mission qui nous attend s’annonce riche en découvertes et largement dotés en imprévus.
— Colonel, j’ai reçu des ordres émanant du Très Saint Magister. On m’a simplement assigné à une mission scientifique.
— Je sais tout cela.
— Aucun danger n’a été mentionné. Nous nous rendons sur une planète intégrée à la Confédération depuis des décennies. Votre planète natale, qui plus est.
— En effet, l’ordre que vous avez dû recevoir ne stipulera sans doute jamais que cette mission n’est que le préambule d’une recherche plus large qui vise à éliminer une menace potentielle au sein de la Confédération.

Le regard d’Ana s’assombrit. Devant sa perplexité, Flinn l’invita à s’asseoir, puis reprit.

— Mademoiselle Vassillievna, nous savons tous les deux bien des choses. Nous savons également que vos travaux en exoarchéologie et en exothropologie ne font pas tous l’unanimité. Que parmi vos confrères, on discute régulièrement de votre statut. Comment vous, la fille d’un important officier de la Confédération, a-t-elle pu accéder à ce statut ? Comment peut-elle oser formuler des questionnements complexes autour de sujets majeurs ? Enfin, comment fait-elle pour conserver ses crédits et sa rigueur alors qu’elle n’est qu’une femme ?
— Vous partagez cette opinion, colonel ?
— Que je les partage ou non n’a aucune espèce d’importance. Tout ce que je sais Ana, c’est que vous travaillez également sur la théorie de la noosphère. Et c’est surtout pour cela que vous êtes ici.
— Attendez… Si les ordres de la mission émanent du Très Saint Magister en personne, comment avez-vous pu…
— Il suffisait de manœuvrer habillement.
— Cela n’a aucun sens, colonel. Je sais que vous avez eu une entrevue avec le Commandus Magnus. Il m’en a parlé lors de notre rencontre. Il m’a dit que vous n’auriez pas votre mot à dire…
— Disons que le hasard fait bien les choses, s’amusa Flinn.
— Je ne crois pas au hasard.
— Peu importe. Vous êtes ici, face à moi, parce que je vous convoque dans mes appartements, et vous réussissez le teste que je mets en place. Vous prouvez donc une partie de vos compétences, c’est bien là le principal.
— Comment avez-vous eu connaissance de mon travail ?
— Les femmes scientifiques sont rares. Plus rares encore sont celles à accéder à votre degré de notoriété. Cela a attisé ma curiosité, et j’ai pris la liberté de lire une partie de vos travaux.

Ana se garda bien de faire le moindre commentaire sur la place des femmes dans la société. Les lois les reléguaient loin des postes à responsabilités, et malgré l’assouplissement des mentalités, l’arrivée d’une femme dans les corps militaires était encore inenvisageable. La jeune femme, fille de générale, connaissait l’état d’esprit des militaires en général, et pensait à juste titre que le colonel Flinn partageait nombre de croyances au sujet de l’incapacité des femmes à diriger et à accomplir une mission complexe. Elle se contenta alors de sourire, de lui tendre une série de feuillets qu’elle avait sorti de sa veste réglementaire, et d’ajouter :

— Moi aussi, j’ai pris la peine d’apporter ici quelques-unes de mes dernières conclusions. J’avais eu vent de votre intérêt pour les théories concernant la noosphère. J’ai étudié le cas « De Choire », ainsi que les rares documents concernant votre propre situation.
— J’ignorais avoir été un sujet d’étude.
— Il était évident que les faits que vous avez pu rapporter risquaient de finir sur le Rezo. Une grande partie n’était pas classée.

Flinn se sentit gêné. Il eut l’impression de se retrouver à nu. Les événements à l’origine de ses confidences n’étaient pas connus de toute la population, et il préférait se montrer discret. Il garda cependant l’aplomb qui le caractérisait, et ne montra pas sa surprise.

— Je serai ravi de les consulter.
— Et moi d’échanger à ce sujet.

Elle n’ajouta rien. Flinn la dévisagea.

— Je sens que quelque chose vous tracasse, Ana.
— Je n’ai pas pour habitude de travailler en groupe. J’agis souvent seul, je sors rarement du département d’étude. J’ai pour habitude de fixer mes propres règles.
— Je comprends, admit Flinn. Néanmoins, vous êtes à bord d’un navire de guerre. La hiérarchie est la règle, et les rapports humains sont codifiés à l’extrême. Vous allez devoir vous plier à cette discipline, que cela vous plaise ou non.

Elle baissa la tête.

— Cela me parait compliqué, colonel. Je pense que cela pourrait interférer avec la qualité de mes observations.

Flinn hocha la tête et grogna.

— Cela risque de ne pas être possible. Il faut que vous acceptiez cela. Je peux entendre votre besoin de liberté, Ana. Mais je ne peux pas le défendre auprès de la hiérarchie.
— J’ai pourtant reçu des laissez-passer du bureau du Très Saint Magister.
— Comme moi. Mais cela ne suffira pas.
— Il faudra bien trouver une solution.
— Oui…

Elle posa ses coudes sur ses genoux, et sa tête dans ses mains.

— Comprenez que je ne souhaite pas perdre la face, colonel. Tout comme vous. J’entends tout à fait que vous ayez des consignes, mais cela me semble incompatible avec ma mission…
— Pourrais-je voir votre ordre manuscrit ?

Elle leva un sourcil.

— Bien sûr…

Ana hésita un instant, avant de sortir un nouveau document et de le donner à Flinn. Il lut en silence, sa bouche se tordant de temps à autre en une grimace perplexe.

— Il suffira de maintenir les apparences. Si vous acceptez de passer sous mon commandement direct, ce qui ne serait qu’une simple formalité administrative, je pourrais vous assurer une certaine liberté dans votre travail. Vous auriez tous le loisir de travailler à la fois sur le site de fouille et le décryptage des données, mais aussi d’approfondir vos travaux sur la noosphère. Mon peuple pourra sans doute vous fournir des informations que vous ne soupçonnez même pas.
— Très bien, mais… Je suppose qu’il y a une contrepartie.
— Je veux une copie de vos rapports écrits. Je veux être tenu informé de toutes vos avancées.
— C’est contraire à mon éthique ! s’exclama-t-elle.
— Je sais Ana, mais c’est la seule façon pour nous tous de travailler dans les meilleures conditions. Si jamais je vous laisse « seule », vous aurez en permanence plusieurs sous-officiers attachés aux ordres de l’amiral. Ils ne pourront pas vous donner d’ordre, mais ils conserveront une trace de tous vos échanges. Vous ne saurez pas ce qui sera laissé à votre discrétion.
— Tandis que vous, vous vous engageriez à être loyal ?

Flinn la fixa.

— Je ne vous veux aucun mal, Ana. Tout comme je suis certain que vous seriez ravi que je vous livre certaines informations dont je suis le seul à avoir accès. Considérez donc que j’ai tout intérêt à ne pas trahir votre confiance, et vous à ne pas abuser de vos passes droites divers. Le travail en bonne intelligence serait le meilleur compromis.

Il laissa filer un temps de silence. Elle réfléchit, longuement.

— J’accepte, finit-elle par lâcher. Laissez-moi emporter mon matériel et fixer mon équipe.
— Vous travaillerez avec l’aedificator Maverish.
— Très bien.
— Il n’est pas encombrant. Il saura se montre discret.

Elle sourit, puis ajouta :

— Nous avons travaillé ensemble par le passé. J’en garde un bon souvenir.

Flinn se leva, sourit à nouveau. Il tendit une main amicale à Ana, qui la serra fermement.

— Je suis ravi d’avoir fait votre connaissance.
— Moi de même.

Les portes s’ouvrirent, et deux soldats escortèrent la jeune femme jusqu’à la sortie.

— Bonne journée à vous, mademoiselle Vassillievna.

Elle ne répondit rien, jusqu’à être hors de portée du moindre militaire, et de lâcher en souriant un « fumier ! » furtif qu’elle seule pouvait entendre.

--crazymarty--
Niveau 10
12 septembre 2017 à 22:41:28

QUATRIEME PARTIE.

--crazymarty--
Niveau 10
12 septembre 2017 à 22:42:27

PARTIE IV.

1.

--crazymarty--
Niveau 10
12 septembre 2017 à 22:43:22

Des vaisseaux hurlaient dans le lointain, à l'est de l'astroport. Ici, on s'activait à remplir des réservoirs et à vérifier que le groupe de navettes n'avaient pas subi d'avaries à la rentrée atmosphérique. C'était un ballet quotidien, répétitif, et les agents techniques ne faisaient même plus attention aux voyageurs qui allaient et venaient. Une routine salutaire. Une routine que Flinn, pendant un court instant envia.

Alioth n'avait pas changé. A quelques kilomètres de distances se dressaient les mêmes bâtiments, lavés par le climat froid et humide de ces latitudes. Une fourmilière d'individus devait s'agiter au pied des tours, martelant la chaussée d'un pas décidé et net. Sur la place, les étendards et les héraldiques de la Confédération battaient sûrement au gré du vent, apportant une touche de couleur dans cet univers gris.

Douze ans. Douze ans que Flinn n'était pas revenu ici. Il aurait préféré ignorer la donnée temporelle que lui fournissait ses systèmes informatiques, pour mieux se concentrer sur l'ersatz de sentiment qui naissait en lui. Il ne pouvait pas. A la place de la nostalgie et des souvenirs baignés d'impressions diverses, Flinn se contentait de cette donnée, maigre et brute. Douze ans. Et rien ne devait avoir changé, pas même son père. Surtout pas son père.

--crazymarty--
Niveau 10
12 septembre 2017 à 22:45:37

On les accueillit avec les honneurs, comme il s'y attendait. Un véritable cortège d'officiels s'était répandu autour des quartiers généraux de son père, dans les constructions de la grande place de la cité. Un instant, il oublia son nom. Il oublia combien il avait maudit et chérit cet endroit, combien longtemps son seul rêve avait été de revenir mettre ses pas sur la pierre parfaitement lisse du lieu, de humer l'ambiance de ce désert, ce monument mort qui avait recueilli des millénaires de gloire et de prestige, de découverte, d'inventions, d'intelligence. Il oublia qu'il lui avait semblé, enfant, ressentir le lien de ce passé lointain, à lui, pauvre morceau de rien dont avait bien voulu accoucher une lignée de prince et de maître. Il caressa la noosphère de son peuple.

Tout lui revint à la face.

Il s'était figé, au milieu des autres, l’œil brillant, terrassé par les connaissances accumulées. Une porte ouverte, enfin, laissait son esprit aller là où il voulait. Il retrouva sa jeunesse, en un instant, et cet instant lui sembla durer si longtemps qu'il revécut ses souvenirs. « Illogique, absurde ». Pourtant, c'était bien lui, Flinn, qui avait cessé de marcher, c'était bien lui qui sentait ce décalage atroce entre la réalité physique et celle du passé, un gouffre sans fin s'étirant entre les deux tandis qu'il restait perché sur ce fil qui les reliait.

Viltis détourna la tête vers lui. Flinn le dévisagea comme jamais. L'adolescent n'était plus l'enfant chétif. Son pouvoir mûrissait toujours plus.

« Il sait », songea-t-il.
« Qui sait ? »

Flinn ne tremblait plus dans son corps de cyborg. Mais la réponse l'assomma de surprise.

« Comment... Comment peux-tu... »
« Vous m'avez ouvert la porte, maître. »
« Depuis combien de temps ? »
« Lorsque nous nous sommes posés sur Alioth, maître. »
« Et avant ? »
« Non, rien. Je ne captais pas vos pensées. Maintenant, c'est différent. C'est comme... C'est comme si je les voyais. »

Flinn reprit sa marche, tandis que Viltis détournait la tête et en faisait autant.

« Tu vois mes pensées ? »
« Celle des autres aussi. Mais je ne peux pas les comprendre. Pas comme vous ? »
« Que vois-tu exactement ? »
« Vos pensées, quand vous … imaginez me dire quelque chose. »
« Le passé ? »
« Non, seulement le présent. Comme un dialogue, sans parole. Uniquement les idées. »

Cette réponse soulagea Flinn. Pour un temps, il serait encore en sécurité. Mais il savait que le pouvoir de Viltis pourrait, un jour, franchir la limite du temps présent. Alors il remonterait son esprit comme un chemin à travers des dunes. Il comprendrait. Et il le tuerait.

« C'était cela, le don de Guilhem. »
« Lui aussi, tu pouvais... »
« Non. Je n'ai pas eu le temps de développer cette capacité. Et il ne m'aurait jamais laissé faire. S'il avait su... S'il avait su, je serais mort. »

Flinn songea à Guilhem. A son exécution. A la raison de cette présence ici.

« Personne ne touchera à un seul de tes cheveux, Viltis. Tu en as ma parole. »
« Je sais, maître. Vous êtes comme un père pour moi. »

Flinn s'efforça de laisser son esprit vide, porté par ce désir qui l’obsédait de mener son apprenti là où personne n'avait été. Viltis eut la délicatesse de ne pas briser le silence psychique qui s'était soudainement installé. Maintenant qu'il avait l'impression d'être plus apaisé, Flinn sentait à son tour l'aura opaque et épaisse qui entourait le garçon.

--crazymarty--
Niveau 10
12 septembre 2017 à 22:47:39

Lorsqu'il vit son fils cadet, Inuë arbora un sourire franc, se porta à sa rencontre, oubliant les lourds protocoles qu'il affectionnait tant.

— Flinn, je suis très heureux de te savoir parmi nous.
— Moi aussi, père. C'est un honneur de vous revoir.

Le père aurait voulu étreindre le fils, mais il se retint, pudique et mécanique, tandis qu'une myriade de regards se portaient sur eux. Dans le décorum strict de son bureau, la petite foule amassée sous les lustres en cristal de roche, devant les tentures dessinant de sombres récits de guerre, semblait s'être réuni pour célébrer le retour du fils dans sa terre natale. Flinn le savait : à cet instant, toute la délégation qu'il dirigeait ainsi que l'équipe au service de son père les jugeaient. Aussi préférait-il se réserver des retrouvailles plus sincères dans l'intimité d'un instant futur.

Cela ne les empêcha pas de s'adresser une accolade toute protocolaire, puis de s’asseoir autour du bureau. Une dizaine de confortables fauteuils avaient été disposés, et furent vite remplis. Ana à sa droite, Viltis à sa gauche, Flinn se sentait serein. Inuë, quant à lui, laissa son personnel debout, tout en commandant dans la langue aliothine quelques rafraîchissements qu'on s'empressa d'apporter.

— J'ai pris connaissance de votre venu il y a deux heures, tout au plus. Vous serez logés dans la ville, en attendant que je puisse constituer une équipe à même de vous accompagner.
— C'est très aimable, père, mais je comptais partir le plus tôt possible.
— Le Très Saint Magister m'a informé de l'urgence de votre mission. Mais je ne m'attendais pas à ce que tu ailles si vite, répondit Inuë, surprit.
— Il s'est passé... certaines choses.

Le gouverneur adressa un sourire et un regard compatissant.

— Je sais, fils. Inutile de t'épancher là-dessus. Dis-moi plutôt ce dont tu auras besoin, je veillerai personnellement à y pourvoir.
— Je n'en doutais pas un instant.

Inuë embrassa d'un regard l'assemblée.

— Tous connaissent le but de la mission ?
— Oui, père.
— Il n'y aura donc pas de secret, c'est une bonne chose.

A nouveau, le gouverneur donna un ordre dans sa langue natale. Les aides de camps et les serviteurs disparurent, et ne restèrent plus que quelques officiers.

— Les Cubes ont révélés leur nature exact ?
— Pas encore. Mais j'ai en mémoire quelques pistes de recherches. Si vous m'en donnez la permission, je souhaiterais consulter les Sages de notre peuple.
— Les Sages ? Rien de moins.
— J'ai de nombreuses questions, et j'espère qu'ils pourront me répondre à ce sujet.
— Quel est le rapport entre les Cubes et notre Histoire ?

Flinn se tût un instant, conscient de la bombe qu'il allait lâcher.

— J'ai vécu le H'hrodath. Pleinement. J'ai vu des connaissances que nous croyions oubliés, même avec l'aide du Dieu-Machine et de la Confédération. Et certains éléments de notre Histoire se recoupent dans ce que pourraient cacher les Cubes.
— Le H'hrodath ? Plus personne ne le pratique. Je ne suis même pas sûr qu'un seul des Sage puisse y avoir accès. Comment diable as-tu pu...
— Mon ancien apprenti. Et Viltis, ici présent. Ils m'ont aidé à retrouver la voie originelle.
— Bien, ajouta sombrement Inuë. Je vois que le sujet m'a l'air assez sérieux. J'aimerais continuer cette discussion ailleurs. Mesdames, messieurs, si vous n'y voyez aucun inconvénient...

Personne ne répondit, mais tous restèrent surpris, désarçonnés.

— Ils seront tous d'accord, coupa Flinn avant toute autre intervention. Je détaillerai ce qu'ils doivent savoir.
— Dans ce cas.

Inuë et Flinn se levèrent, se dirigeant vers une petite pièce adjacente.

— Mes serviteurs sont à votre disposition, si vous avez le moindre souci.

Et les deux Naneyë s'enfermèrent

--crazymarty--
Niveau 10
12 septembre 2017 à 22:52:18

— Flinn, le H'hrodath, tu en es sûr ? Commença Inuë, tandis qu'il activait diverses protections électroniques.
— Aussi sûr que je suis devenu un cyborg, père.
— A ce sujet, je suis très fier de toi.
— Je m'en serai bien passé.
— Cela devait arriver, tôt ou tard.
— Les circonstances...
— Tu as perdu un apprenti, et c'est regrettable. Le major Beik a retourné sa veste, et nous avons perdu un tacticien tout autant qu'un homme politique redoutable, ce qui ne va pas servir les intérêts des franges progressistes de la Confédération. Oui, c'est bien dommage, Flinn. Mais je te le répète : cela devait arriver, tôt ou tard. Quand au H'hrodath...
— Ce n'était pas un effet secondaire. Ni mon imagination. J'ai vu ce qui ne l'était plus depuis des siècles. A l'instant, je viens de parler avec Viltis comme nous le faisions il y a des millénaires...
— Impossible.
— Pourtant, je le sens. Le lien est là.
— Une Conversion...
— J'ai tenté l’expérience.
— Tu as fait quoi ? S'exclama Inuë, interrogatif.
— Après ma mécanisation, j'ai tenté une Conversion. Je savais que c'était risqué. Mais il fallait que je le fasse. Pour savoir si le H'hrodath y survivrait.
— Je n'aime pas me vanter, Flinn, mais je crois être le seul Naneyë qui ait subit l'effet positif d'une Conversion sans qu'elle ne disparaisse. Mais à quel prix... Je dois répéter le processus de plus en plus souvent... Que t'est-il passé par la tête ? Les avertissements des cybernautes ne t'ont pas suffit ? Ton passé d'Inquisiteur non plus ?
— Il le fallait père, je vous le répète.
— De la folie, Flinn... Par bonheur, tu es sain et sauf, mais...
— Mais quoi, père ?
— Rien, ce n'est pas important.
— Si, cela doit l'être.

L'imposante stature d'Inuë écrasait Flinn de sa masse. Lové dans sa cape, le gouverneur leva la tête vers le plafond, son œil cybernétique virant au rouge. Flinn le fixait, sans bouger. Quelque chose s'agitait sous la surface polie et civilisé qu'avait adoptait son père. Quelque chose qui ne demandait qu'à ressortir.

— Vous avez eu peur, père, quand cela vous est arrivé ?
Inuë fit signe à Flinn de parler plus doucement.
— La pièce est sécurisée, je ne vois pas ce qui...
— Je sais, Flinn. Ce n'est pas cela le problème.
— Père ?
— Je sais que tu peux m'entendre ainsi.
— Mais vous ne pratiquez pas le H'hrodath ? Comment pouvez-vous...
— La manière dont je m'y prend n'a pas d'importance. Écoute moi bien Flinn, il va falloir être attentif. Les Sages auront sans doute des informations à propos de ce que tu cherches, mais il faudra ruser. Une bonne partie d'entre eux sont opposés à ce que je reste à la tête de notre peuple. La révolte gronde, Flinn, et j'ai bien peur que nous ne voyons ici pour une des dernières fois.
— Père !
— Laisse moi finir, Flinn, c'est important. Ton frère aîné fomente un coup d'état. J'ai eu certaines informations en ma possession qui me laisse à croire qu'il agira dans les mois à venir. Il va retourner notre peuple contre la Confédération, ce qui serait sans doute la pire erreur qui soit avec les temps qui nous attendent. Mais peu importe. Les Saintes Armées ont trop besoin du savoir aliothin pour laisser la planète sombrer, elles interviendront lorsque la révolte aura éclaté.
— Pourquoi ne pas les réprimer avant ?
— C'est mon premier né, Flinn. La tradition m'interdit d'y toucher.
— Moquez vous de la tradition !
— Si je fais cela, la révolte éclatera. Si je ne le fais pas, la révolte éclatera aussi. Tout ce que je peux espérer en la laissant arriver, c'est éviter au peuple des conséquences trop négatives lorsque la Confédération reviendra mettre de l'ordre. C'est pour cela que je suis heureux de te voir aujourd'hui.
— Écoutez, père, je peux contacter le Très Saint Magister, ou le Commandus Magnus.
— Je sais, Flinn, et tu le ferais volontiers. Mais ne le fais pas ici. Toutes les communications sont surveillées. Faire monter un peu plus la tensio, ne sera pas une bonne chose si tu veux mener à bien ta mission. Et tant que tu seras ici, cela restera notre priorité. Si les Cubes représentent un tel danger, tu te dois d'en comprendre le sens, et de contribuer à y remédier. Et lorsque cela sera fait, tu retourneras sur Terre. Sans moi. Mais avec quelques précieuses informations.
— Nous éviterons le bain de sang, père.
— Je ne crois pas. Cela me semble inévitable.

Inuë fit surgir une trode de sa pince. A cet instant, Flinn réalisa que leur échange n'avait pas duré plus d'une fraction de seconde.

— Qui aurait peur de se retrouver auprès du Dieu-Machine ? Voyons, fils... Non, en revanche je suis très insatisfait de ta prise de risque. Tu aurais dû agir plus prudemment.
— J'essayerai d'y penser à l'avenir, père.
— Tu vas avoir besoin de coordonnées pour rencontrer les Sages. J'espère qu'ils pourront contribuer à la réussite de la mission.
— Pourquoi cette comédie, père ?
— Continuer à faire comme si tout allait très bien. Personne ne semble savoir que nous savons. Cela nous laissera du temps.

— Merci, père.

Flinn laissa son père planter sa trode dans son avant bras droit.

— Il n'y a pas que les coordonnées, n'est-ce pas ?
— Non.
— Quoi d'autre ?
— Ce dont tu auras besoin en tant que mon héritier, lorsque je viendrai à disparaître.
— Comment ça ? Je ne suis que votre fils cadet et je...
— Tu es le plus capable de tous mes enfants. Un jour, tu devras revenir. Les éliminer, tous autant qu'ils sont. Ils ne peuvent pas comprendre que sans la Confédération, nous sommes voués à disparaître.
— Tous les... tuer ? Tous mes frères aînés ?
— Ce sera affreux, je le sais très bien. Mais c'est la seule solution pour que notre espèce survive.
— Et quand le saurais-je, si je dois revenir ?
— Aie la décence d'attendre que je ne sois plus de ce monde, mon fils.

Inuë sourit. Un sourire triste, faux, qui toucha Flinn.

— Et bien, je crois que mon aide s'arrêtera ici. Nous nous reverrons demain, avant ton départ.
— Bien sûr père.
— Je suis très fier de t'avoir comme fils, Flinn.
— Votre confiance, m'honore père.

— On va vous conduire, tes hommes et toi, jusqu'à vos quartiers.
— Bien.

Ils n'échangèrent pas un mot. Flinn n'eut que la force de répondre au sourire de son père, sans ajouter un mot, détruit parce qu'il venait d'entendre.

--crazymarty--
Niveau 10
12 septembre 2017 à 22:56:36

PARTIE IV.

2.

--crazymarty--
Niveau 10
12 septembre 2017 à 22:59:08

« Les Sages : clique de vieux débris ineptes dont la seule mission consiste à conserver une mémoire défaillante, vieillie, auréolée d'une gloire perdue dont nous ne pouvons espérer tirer qu'une maigre pitance ». Voilà ce dont il avait souvenir, alors qu'il était encore adolescent, à propos des Sages. Avec le recul, Flinn considéra cette pensée comme stupide. La Confédération aidant, de vieux et utiles secrets avaient rejaillis comme autant d'espoir pour les Naneyë. La propulsion qui avait servi leur empire commençait à équiper quelques vaisseaux. Leur Histoire aussi, se précisait. Et Flinn, prudent, estima qu'il n'avait accès qu'à une petite partie des révélations qui semblait surgir de l'esprit éclairé de ces vénérables gardiens de la science et du savoir.

Il restait assuré qu'ils auraient une réponse, aussi ténue et maigre soit-elle, à lui apporter concernant les Cubes. Flinn avait besoin de savoir si son hypothèse était juste. Si ce qu'il avait perçu depuis quelque temps dans la noosphère de son peuple n'était qu'un écho déformé du temps, ou bien l'ombre glaçante d'un avenir qui bousculait jusqu'au temps présent.

Dans l'optique de cette rencontre, il n'avait pas lésiné sur les présents, les politesses et autres douceurs, et qu'il trouvait soudain bien pompeuses et hypocrites. Il se résigna, songeant qu'il se comportait comme « un enfant stupide », cloîtré loin du monde et de la bonne éducation qu'il estimait avoir reçu. Les Sages n'auraient rien à faire de la technologie, de l'argent, et des chimères d'un monde que Flinn avait fini par épouser avec franchise. Cette monnaie-là n'aurait aucune valeur à leurs yeux. En revanche, sa simple expérience, cette position en haut de la vague qui séparait deux civilisations, risquait plus sûrement de les intéresser.

Flinn songea qu'il devrait peut-être évoquer la situation de sa redécouverte du H'hrodath. Que les sages auraient tout à fait pu lui apporter des réponses utiles, des clefs qu'il aurait pu à son tour détourner et utiliser vis à vis de Viltis. Enfin, il aurait pu leur présenter Viltis lui-même... Mais c'était un jeu risqué. Introduire un humain dans ce sanctuaire Naneyë ne serait peut-être pas la plus brillante des idées, au vue du contexte politique tendu qui régnait sur Alioth.

— C'est loin de la capitale.
— Nous arrivons bientôt, Viltis.
— Je n'en doute pas. Je constate juste que c'est loin.

L'adolescent se retourna sur son siège, ferma les yeux, tentant de trouver un sommeil qu'agitait les secousses de leur transporteur. Ana porta son regard sur son protégé, sourit.

— Il vous ressemble, colonel.
— Je prendrais cette remarque pour un compliment.
— Il sera exceptionnel.
— Attendez au moins de voir de quoi il est capable. Ce soir. Vous aurez de bonnes raisons de vous réjouir.
— Je patienterai. J'attends depuis trop longtemps de pouvoir approcher le garçon.
— Il change, tempéra Flinn. Bientôt, il sera un homme accompli.
— Oui, c'est vrai.
— J'aimerai que vous gardiez un œil sur Viltis, lorsque nous aurons atterrit. Il ne viendra pas avec moi.
— Pourquoi donc ?
— Pas d'humains dans le sanctuaire.
— C'est une plaisanterie ? Et Evan Maverish ?
— Même pour lui, je ne peux pas faire d'exceptions. Moi-même, en tant que cyborg, je ne pense pas être accueilli de la façon la plus chaleureuse qui soit.
— Pourquoi nous avoir emmenés avec vous, dans ce cas ?
— L'équipe ne doit pas se séparer.
— Nous perdons du temps.
— Nous en gagnerons par la suite. Je ne veux pas que tout le monde s'éparpille. Nous aurons tout le loisir de rattraper le temps perdu plus tard.

« Et tant qu'à faire, j'aimerai garder un œil sur une équipe dont je ne connais personnellement pas un seul membre, et dont plusieurs des supérieurs ont trempés de près ou de loin dans le mouvement sécessionniste des Inquisiteurs », songea-t-il.

— Ça ne me plaît pas spécialement, colonel...
— On ne vous paye pas pour prendre du plaisir, répliqua Flinn.
— Comprenez quand même que votre méthode est … cavalière.
— Les métaphores humaines m'échappent souvent, Ana. Et quoi qu'il soit, ce n'est pas discutable.
— Bien.

Elle croisa les bras, se tut, et fixa le sol. Flinn considéra qu'elle n'appréciait pas ce recadrage, recadrage dont il se serait bien passé. « Elle ignore tellement de choses... Si elle savait tout, elle ne serait même pas venue ».

Sujet : [SF][Roman] Vertige Stellaire
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