Flinn les avaient quittés sans un mot. Maverish s'était présenté à la porte extérieure du transporteur, l’avait froidement fixé, puis, d’une voix convaincue, lui avait dit :
— Les détails, colonel. Il me faut tous les détails. Je pense que vous comprenez.
L'officier avait acquiescé, puis avait tourné les talons.
A présent, cela faisait cinq bonnes minutes qu'il marchait, dans une steppe jaune et grise, poussiéreuse, où se levait dans une lointaine chaîne de montagne quelques nuages lourds de pluie. Flinn espéra échapper au déluge avant son retour, mais il savait pertinemment que la planète n'attendrait pas son avis pour détremper sa carcasse. Dans un sens, cela l'amusa presque de ne porter d'attention qu'à ce genre de détail, de ne pas s'inquiéter de ce qu'il trouverait au bout du chemin plat et rectiligne qui fendait la plaine, dévoilant le paysage de ses souvenirs, de sa jeunesse. « Combien de mystères, combien de connaissances resteront à jamais cachés ? Combien seront perdus ? ». Puis, juste après, de secouer la tête en songeant : « Non. Il y a le H'hrodath. Et les Sages. Ils ne peuvent pas laisser se perdre un tel trésor ».
Le chemin tourna, auprès d'un arbre nain et rachitique. Ses feuilles bruissaient faiblement, secouées par une rafale. Flinn s'y arrêta un instant, examina le paysage. A trois cent mètres, un amas rocheux surmonté d'une maigre construction de pierre semblait l'attendre. Il hésita, un court instant. « Ils ne voudront pas de moi. Ils savent, eux ». Il avança, moins assuré à mesure que la distance se réduisait. Devant les roches, qu'il fixa à nouveau, il remarqua un escalier usé qui s'enfonçait dans une cave humide et mal éclairé. Il le suivit, se trouva face une porte qu'il ouvrit. Deux Naneyë se tenaient là, impassibles.
— Je suis venu rencontrer les Sages, déclara Flinn.
L'un des deux gardiens grogna, renifla l'air, puis passa une autre porte. Au bout de quelques minutes, il revint, affichant la même mine désagréable.
— Ils vous attendaient, Flinn.
— Merci.
Les gardiens le laissèrent passer, non sans lui faire comprendre qu'il n'était pas le bienvenu pour eux. Flinn sentit et vit dans leurs esprits la haine et la colère, tout autant que la retenue dont ils faisaient preuve à son égard. Il décida de ne pas traîner, avec eux ou avec les Sages. Plus vite il sortirait, mieux il s'en porterait.
La dernière pièce, un dôme de roche nu qui s'élargissait après un couloir étroit, ressemblait davantage à un tombeau abandonné qu'à un la demeure qui auraient convenu à des individus censés conserver la connaissance de toute une espèce. Avec vivacité, Flinn se souvint alors que les Sages vivaient dans la cité, lorsqu'il était enfant. « Ils sont partis après que père soit revenu … ». Le gouverneur ne les avait pas chassés. Ils avaient simplement refusé de rester dans un lieu qui n'était plus vierge des influences extérieures.
Le confort était rudimentaire. Flinn distinguait quatre couches disposés contre un mur, une table, quelques ouvrages, un trou à feu qui fumait plus qu'il n'éclairait le lieu. Les Sages s'y étaient regroupés. Ils le fixaient. Il leva une main, qu'il espéra amicale.
— Je suis Flinn, commença-t-il. Je viens car j'ai des questions à vous poser.
— Nous savons tous qui tu es, aboya aussitôt un des Sages, un homme entre deux âges, indéfinissable, et dont le regard figea Flinn sur place. Tu es le fils de ce fou d'Inuë, qui a tout sacrifié pour que nous vivions. Et tu as suivi son chemin.
— Laisse le, Alooé, tempéra un autre Sage. Tu sais pourquoi il vient.
Le premier Sage hocha la tête, puis se leva, alla à la rencontre de Flinn, et lui prit les mains.
— Tu as bien du courage, petit. Tu es un héros parmi les peuples, pour nous comme pour ceux de la Terre. Tu as dépassé la frontière de la race. Tu as rouvert la Voie.
— De ça aussi, il faut que je vous parle.
— Helio l'a senti, répondit Alooé en désignant un troisième Sage, qui leva une main. Il est le dernier parmi nous à savoir retrouver le sentier qui mène à la Voie.
— Où est la Clef ? questionna le dernier Sage.
— La clef ? Vous voulez dire … Viltis ?
— Ah, alors il a un nom ? Et que signifie son nom ?
— Espoir, dans sa langue natale.
Le sage ricana.
— Ils auraient mieux fait de l’appeler Dernier. Après lui ne viendra rien de bon.
— Si je suis là, c'est grâce à lui. Il m'a sauvé la vie.
— Et il t'a sans doute plongé dans quelque chose qui va te dépasser, et de très loin. Flinn, l'enfant est un prodige que seule la nature même de notre Univers aurait dû dévoiler à l'Homme d'ici à plusieurs dizaines de générations. Car l'Homme n'est pas prêt à cela. Il court un danger en gardant le garçon.
— Le garçon vit, il n'est pas question de le tuer. Et je ne suis pas venu pour le garçon.
— Non, tu n'es pas venu pour le garçon, mais pour quelque chose qui vous concerne, le garçon et toi, corrigea Alooé. Et je vois que tu as apporté cet objet. Qu'en sais-tu ?
— Trop peu de choses. Mon équipe en connaît bien plus que moi à son sujet.
— Des humains, se plaint Helio. Comment peux-tu rester avec les humains ? Ils n'étaient que des sauvages lorsque nous avons découvert leur planète. Nous avons laissé des indices, ils ont trop tardé à venir.
— Mais ils sont là, tempéra Flinn. Ils sont courageux, intelligents. Plus que nous, maintenant.
— Nous le serions bien plus, sans ce que l'Univers a porté auprès de nous. L'Histoire, la légende.
— Ce n'est pas une légende, n'est-ce pas ? Une légende ne se produit pas. Elle découle de ce qui s'est produit.
Un lourd silence retomba, les Sages se regroupèrent autour du feu.
— Comment notre peuple est mort ? questionna Flinn, grave.
— Tu tiens vraiment à le savoir ?
— Bien sûr que oui, sinon, je ne poserai pas la question.
— Comme la légende le dit, Flinn. Parce que la race venue du fond des âges est tombée sur nous comme une mauvaise maladie, elle a décimé nos rangs et nos connaissances, nous a contraint à nous cacher en oubliant que nous étions de fiers conquérants.
— Est-ce que l'on sait à quoi ils ressemblaient ?
— Non, mais nous pourrions.
— Comment ?
— A travers la Voie.
— Le H'hrodath ?
— Il n'existe plus.
— Vous mentez.
— Il n'existe plus, Flinn. Il s'est perdu il y a plusieurs millénaires.
— Et ce que je vie ? Comment l’appelez-vous ?
— La Voie. Ce n'est pas le H'hrodath. Il n'y a plus de H'hrodath car la connaissance de sa maîtrise s'est éteinte avec ses derniers pratiquants. Lire dans l'esprit des vivants est la Voie. Il n'en a jamais été autrement.
— Pourquoi parle-t-on de H'hrodath, dans ce cas ?
— Abus de langage, volonté de garder ancrée en nous ce que nous savions. Et ce que nous avons perdus. Il ne reste que la trace du souvenir de cette maîtrise, pas la maîtrise elle-même.