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Chapitre 6 : De nouveaux amis à poils.
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Luc voyait maintenant arriver son deuxième week-end de revenant.
Et il n’allait pas le passer seul.
Au moins cinq gendarmes patrouillaient dans l’établissement la nuit. Et pendant la journée de Samedi, ils furent rejoints par les ouvriers du chantier.
Le jeune esprit vagabondait dans la forêt. Il avait pris conscience qu’il pouvait désormais se matérialiser dans la dimension des vivants. Le toucher concret était désormais possible sous la clarté du jour, il n’avait plus à dépendre des nuages ou de la nuit. Il pouvait entendre le son de ses pas, l’effleurement des feuillages sur sa peau, sentir le vent souffler sur son visage, observer son ombre.
Toutefois, le pouvoir de la pensée était toujours limité à l’obscurité, à la nuit. La progression n’était pas parfaite.
Explorer ses nouvelles capacités lui avait pris la matinée. Au début de l’après-midi, Luc avait décidé de contempler sa tombe. Le téléphone était bloqué dedans et il aurait aimé commencer à élaborer un plan. Il avait déjà une cible bien désignée. Pierre. Mais il ne pouvait rien faire sans ce maudit téléphone.
Il décida d’étudier les gendarmes. Comme il l’avait constaté la nuit du vendredi, cinq gendarmes étaient postés pour surveiller les possibles infractions. Mais trois seulement étaient présents pendant la journée. Ils étaient définitivement une gêne dans le plan de Luc.
Il se disait qu’il pouvait toujours essayer de saccager une des salles de classe pour attirer leur attention, mais cette diversion n’attirerait que un ou deux gendarme, en plus d’être à double tranchant, car les agents de l’ordre seraient aux aguets, à la recherche du vandale. Il fallait trouver d’autres diversions.
Luc avait beau les regarder, il avait du mal à déceler des failles potentielles dans les comportements des gendarmes, aussi abandonna-t-il leur espionnage en les voyant se faire relever régulièrement. Il se hissa sur le toit d’un des bâtiments qui surplombait le parking, vide.
Malgré la présence d’un quartier résidentiel proche, Luc avait l’impression que l’humanité avait déserté le monde.
L’adolescent entama la soirée en se dirigeant vers le chantier, séparée du lycée par un grillage fin.
Des machines de construction étaient en place, le terrain avait été retourné, des sacs de sable, de gravier et autre matériau étaient empilés, sous un abri, en compagnie de parpaings gris. Il y régnait un orchestre de martèlements, de scie et de beuglements. Luc s’avança vers une table de fortune, une grande planche en bois hissée sur des parpaings, et y découvrit les plans du nouveau lycée.
Vomir fut la première chose qui lui vint à l’esprit en voyant les dessins. Un gros bloc gris, carré et sans âme, voilà ce qu’ils construisaient. Une horreur « moderne » qui allait faire tâche avec le reste de l’établissement.
— Hé toi, qu’est-ce tu fais là ? » hurla le chef de chantier en s’avançant vers lui.
— Désolé, monsieur, je voulais juste… » répondit Luc, surpris.
— Ta ta ta, pas de ça ici. Tu sais qu’c’est le week-end ? T’as pas vu les grilles ? Allez, casse-toi avant que j’appelle les gendarmes. Petit con. »
Il aurait pu se passer de cette dernière phrase. Et pour prouver que c’était lui l’adulte, il lui donna une tape à l’arrière du crâne. Luc sentit que cette dernière était violente, mais il ne ressentit aucune douleur.
Il se retira du chantier sous le regard autoritaire et méprisant du chef de chantier. Arrivé à l’angle du bâtiment le plus proche, il se fit disparaître.
Luc observait désormais le grossier personnage distribuer les ordres tout en avalant le contenu d’une canette de bière. L’homme était rond de taille et de visage. Sa mâchoire mal rasée et les poils qui recouvraient la surface de ses bras renforçaient l’image que Luc avait de lui. Un gorille décérébré. Et il reconnaissait un peu son père en lui.
Alors que le soleil descendait, Luc entamait son énième tour de l’école.
Il entendit un couinement et il vit une souris courir sur les gravats, poursuivie par un chat au pelage noir. Le rongeur faisait preuve d’une vélocité qui lui permettait d’échapper aux bonds du chat, mais le prédateur était bien plus à l’aise sur le grand terrain dégagé. Luc admira l’inévitable arriver. Le félin finit par poser la patte sur la queue de la souris qui couina de terreur et de douleur. Elle se tût pour de bon lorsque la mâchoire du chat se referma sur son petit crâne.
L’animal miaula et deux silhouettes aussi agiles que lui surgirent du toit pour rejoindre le maigre festin. Le premier chat, au pelage roux tigré et hirsute, plongeant ses dents dans le ventre du cadavre, tandis que le deuxième, au pelage gris et bien soigné, arrachait les pattes.
Luc avait toujours adoré les chats. Il aimait les regarder, les caresser, les faire jouer. Il avait une certaine affinité avec ces animaux. Il s’approcha des boules de poils. Leur repas n’était plus qu’un amas de substance rosâtre. L’un des chats s’arracha de sa dégustation et fixa Luc de ses prunelles vertes. Il fut surpris de constater qu’il ne s’était pas matérialisé. Il n’avait pas d’ombre.
Les animaux pouvaient-ils le voir ? Cette question trouva vite réponse lorsque les deux autres chats levèrent la tête pour fixer le fantôme de leurs fentes fines et verticales.
« Venez par ici. » demanda Luc en se baissant, une main tendue vers les chats.
L’un d’eux se détacha du groupe pour renifler la main de Luc avant de ronronner. Les autres l’imitèrent.
« Vous me comprenez ? » essaya Luc.
Les trois félins levèrent la tête, leurs regards plongés dans celui de Luc. Le fantôme sourit.
Le soir fut annoncé de nouveau par le couleur orangée du ciel, le soleil rougissant alors qu’il plongeait dans l’horizon, les ombres s’étirant. La lumière quittait le monde en même temps que les ouvriers. Le grossier chef de chantier rangeait les plans du nouveau lycée qu’il emmena dans un local préfabriqué.
Lorsqu’il en ressortit, le soleil avait déjà disparu et Luc était en place. L’espace d’un instant, il se sentait l’âme d’un réalisateur de film. Il était temps de tester ses capacités de nuit, et de se divertir par la même occasion. Par sa simple pensée, il créait des courants d’air qui s’épaississaient et se rallongeaient, se transformant en un vent encore calme. La houle doubla d’intensité après quelques instants, son souffle strident faisant grincer le grillage et teinter les maillons de quelques chaînes qui pendaient dans le vide. Quelques arbres, un peu plus loin, dansaient frénétiquement.
Un grand nuage de poussière se soulevait et le gras chef de chantier dût se protéger les yeux en repliant le haut de son manteau sur son visage. Il fit quelques pas lorsque le chat noir lui bondit sur son crâne, griffes dégainées. La boule de poils se mit à cracher et à hurler tandis qu’il les plantait dans son cuir chevelu. Ses deux camarades sautèrent sur ses jambes et lacérèrent son pantalon en entamant la chair.
Le chef de chantier se mit à hurler et tomba sur le côté en battant l’air des mains. Luc soma aux félins d’arrêter et ils obéirent, laissant leur proie tremblante gisant sur le sol. Le bonhomme se leva, non pas sans difficulté, et se rua vers sa voiture.
Luc arrivait à sentir le parfum de la peur suinter de sa peau. L’homme était salement amoché. Haletant, il boitait et quelques-uns de ses cheveux étaient englués par ses fluides. Il laissait derrière lui une longue traînée pourpre.
Les félins s’étaient montrés plus agressifs que Luc ne le pensait, mais il était ravi de voir qu’il exerçait une influence sur les animaux. Jubilant à l’idée d’avoir puni le chef de chantier pour sa grossièreté et son manque de respect, Luc déserta à son tour le chantier pour rejoindre la cour de l’école qu’il surplomba depuis les airs. Il pouvait observer les halos lumineux des lampes-torches des gendarmes glisser sur les murs et le gravier.
Il fit promener les chats dans l’école, en les encourageant à faire du bruit, en remuant les cailloux, en grimpant aux arbres, en renversant du matériel fragile dans les laboratoires de chimie, en miaulant. Ils attiraient visiblement l’attention des gendarmes et Luc vit une faille exploitable. Après plusieurs heures, les trois chats s’étaient assis autour de Luc, en attente d’une nouvelle tâche.
Il voyait les chats différemment, avec tout ce qu’ils avaient fait au cours de la soirée.
L’esprit les remercia, et ils se retirèrent, à l’exception du félin noir. L’esprit retourna dans les bois pour pratiquer, le noir toujours sur les talons.
Ils arrivèrent au fleuve. La nature était plongée dans la tranquillité. Les arbres murmuraient dans leurs feuillages qui s’embrassaient, une douce brise les accompagnait dans leur danse. Le fleuve paraissait assoupi tant son courant était faible.
Luc se tourna vers un arbre maigrichon et le braqua avec ses mains sous les yeux scintillants du chat noir. Le tronc se mit à trembler et les branches gesticulèrent, comme si l’arbre se débattait contre l’emprise de Luc. Le fantôme réussit enfin à l’arracher, emportant un morceau de terre, puis le fit léviter, avant de le jeter dans le fleuve dans une grande gerbe d’eau. Il ne restait plus que quelques ondulations qui s’atténuèrent quelques secondes plus tard. Il fit de même avec trois autres arbustes, et se tourna vers le chat qui émit un bâillement.
« Pas assez spectaculaire, hein ? » lui adressa-t-il.
Le matou lui répondit dans un miaulement. Luc se tourna vers la forêt et tendit les mains vers un arbre plus massif que les précédents. Le tronc trembla, la terre autour de lui se souleva, mais Luc pouvait sentir les racines, profondément enfoncées. Il força encore un peu, mais sa cible tenait bon.
« Visiblement, je ne suis pour l’instant pas assez fort, hein ? »
Le chat miaula en retour. Luc avait vraiment l’impression que le chat l’écoutait, aussi voulait-il lui parler… Parler lui manquait aussi. Il pouvait émettre des mots, former des phrases, mais il n’avait personne avec qui vraiment converser jusqu’à présent, à part peut-être la Grande Faucheuse.
« Ça te dirait d’être mon premier ami post-mortem ? » demanda Luc en s’approchant du chat.
Le félin se redressa et se frotta aux jambes de Luc en ronronnant. L’esprit fut ravi de l’entendre. Les deux compagnons longèrent ensemble la berge. Luc continuait à déraciner des arbres, s’essayant parfois à des végétaux un peu plus robustes, afin d’avoir une meilleure idée de ses limites.
« Tu sais comment je suis mort ? demanda Luc au chat qui lui répondit d’un simple regard. Je me suis noyé là-dedans. »
Il pointa l’eau, toujours tranquille. Le chat suivit le doigt de l’esprit avant de reporter ses yeux brillants sur lui.
« Non, ce n’était pas en nageant. Disons que j’ai cru un moment que je m’étais fait un ami assez improbable. Pierre. On discutait, on échangeait… ce genre de choses que font les amis entre eux. J’ai même laissé tomber les amis que j’avais déjà… Que j’avais la chance d’avoir. Et tout changea lorsque le piège se referma sur moi. Cette amitié que j’avais cru solide, vraie, durable ne se révéla être qu’une immonde blague. J’étais aveugle, et quand la vue m’était revenue, c’était déjà trop tard. Ses amis m’encerclaient, j’étais tout seul, sans défense et plus vulnérable que jamais et ils m’ont humilié. Et ils ont réalisé que trop tard que leur bêtise allait trop loin. Je suis parti comme j’ai vécu. Misérable et pathétique. Personne ne sait ça. A part toi, moi, et mes bourreaux. Ils étaient six, et aujourd’hui, ils ne sont plus que cinq. »
Le chat était fasciné par cette histoire. Aussi Luc la mit en suspens pour revenir sur ses pas, là où se situait sa tombe.