Voilà voilà :
- Oui, mam´selle, je l´ai vu. Et je n´oublierai jamais son manteau rouge sang et son regard glacé... J´en tremble encore...
- Appelez-moi lieutenant. C´était il y a combien de temps ?
- Vingt minutes, à peu près, mam´selle.
- Lieutenant. Et vous a-t-il parlé ? Savez-vous où il allait ?
- Il m´a demandé le chemin des archives de la ville, mam´selle.
- LIEUTENANT, J´AI DIT !! ! C´EST PAS COMPLIQUE, QUAND MÊME !! !
Le tavernier se recroquevilla. Sylvia Kogard, elle, exultait. Après une nuit de traque acharnée, après l´échec de l´arrestation de Prince Alexandre, elle tenait enfin une piste. Seubal Artus.
La jeune femme fit signe aux quinze gardes qui l´accompagnaient et quitta la taverne. Si le magicien était allé à la tour des archives vingt minutes auparavant, il y avait de fortes chances pour qu´il y soit encore. Quelle chance de diriger la première capture de la nuit ! C´était pour elle l´occasion rêvée de faire ses preuves devant ses hommes. Et de montrer à son père de quoi elle était capable.
Bien sûr, Stall Kogard était déjà prêt à lui confier son poste, mais Sylvia ne voulait pas que ce soit par amour pour elle. Elle voulait se montrer digne de la charge de gouverneur. Son père aurait déjà assez de mal à la soutenir auprès des notables, sans qu´elle passe pour une jeune écervelée incapable de commander.
D´un autre côté, Sylvia ne voulait pas vraiment devenir gouverneur de Kridath, mais cela ferait tellement plaisir à son père ! En fait, songea-t-elle, le poste de lieutenant qu´il lui avait trouvé dans la milice lui convenait tout à fait.
La jeune femme vérifia la présence de ses longs poignards à sa ceinture tout en s´avançant vers l´entrée de la tour des archives. C´était un bâtiment de pierres à huit étages, haut et carré, percé de larges fenêtres, qui dressait vers le ciel son toit pointu orné d´une girouette. Il n´y avait que deux entrées. L´une était grande ouverte.
- Quatre hommes à chaque porte, lança Sylvia. Les autres avec moi. Lumière.
Elle prit la torche que lui tendait un garde, entra dans la bâtisse et chercha la sentinelle censée la surveiller pendant la nuit. Elle gisait dans un coin, immobile, son épée à la main.
- Va voir, ordonna la jeune femme à l´un de ses soldats.
Le garde s´avança et tâta le cou de l´homme inanimé.
- Vivant, dit-il.
Sylvia s´approcha de l´escalier et repéra de la lumière dans les étages.
- Qu´y a-t-il au cinquième niveau ? demanda-t-elle.
- Les archives du clergé, répondit un soldat.
- Passe devant, puisque tu connais les lieux.
- Quoi ?
- Obéis.
Le garde s´engagea dans l´escalier, suivi du reste du groupe, s´efforçant de faire le moins de bruit possible. Ils atteignirent rapidement le cinquième étage. Comme tous les autres, il se constituait d´un couloir rectangulaire avec, en son centre, l´escalier, et sur les côtés, des portes donnant sur diverses salles de travail. C´est de l´une de ces portes que s´échappait la lueur d´une flamme.
- Vas-y, commanda Sylvia à un autre des huit gardes.
- Pourquoi moi ?
- Ne discute pas. Obéis.
Le soldat préféra ne pas la contrarier et s´avança vers la salle suspecte. Il franchit la porte et fit quelques pas, serrant sa lance de toutes ses forces, prêt à frapper si nécessaire. Il se tourna soudain vers la gauche et Sylvia le perdit des yeux.
- Alors ? demanda-t-elle.
Le garde poussa une exclamation. Vite étouffée. Il y eut un bruit de chute, puis plus rien. Sylvia dégaina ses deux poignards.
- Il est là ! Allons-y !
Elle s´élança dans la pièce, suivie de ses hommes qui brandissaient leurs épées en hurlant, passa la porte et se mit en garde, prête à combattre...
Il n´y avait personne, mis à part le garde assommé, étendu sur une table à côté d´un chandelier.
La jeune femme entendit le claquement de la porte qui se refermait derrière elle, le cri de douleur d´un soldat qui avait reçu le battant dans le nez, puis le déclic de la serrure qui se verrouillait. Seuls deux de ses hommes étaient entrés avec elle. Les autres restaient bloqués à l´extérieur.
Sylvia observa la salle pendant que les gardes essayaient d´enfoncer la porte. Les étagères remplies de livres alignées sur les murs ne laissaient aucun endroit où se dissimuler. Seubal Artus n´était pas ici.
Soudain les coups qui ébranlaient la porte cessèrent, remplacés par des bruits de lutte. Puis ce fut à nouveau le silence.
- On fait quoi, maintenant ? demanda l´un des deux soldats restants en se tournant vers Sylvia.
- On passe par la fenêtre.
La jeune femme essayait de mettre le plus d´assurance possible dans sa voix, mais en réalité une peur panique s´était emparée d´elle. Que se passait-il ?
Elle monta sur le rebord de la fenêtre, adressa un petit signe aux hommes qui attendaient en bas, et scruta le mur. Entre les pierres, le mortier usé cédait la place à de larges interstices. Des prises faciles. Sylvia rangea ses dagues et se lança. Elle tendit la main, agrippa une de ces aspérités, posa le pied sur une autre et entama la traversée. Elle n´avait que quelques mètres à parcourir pour atteindre son objectif : la fenêtre de la salle voisine.
Sylvia s´efforçait de ne pas regarder en bas. Elle savait que le vertige, ajouté à son angoisse, la paralyserait complètement. Elle devait se concentrer sur ses gestes, pas sur les risques qu´elle courait.
La fenêtre se trouva enfin à sa portée. Sylvia la franchit, constata avec soulagement que cette nouvelle pièce de travail n´était pas fermée, et revint dans le couloir principal.
Cinq hommes gisaient là, inconscients, les cinq soldats qui n´avaient pas pu la suivre. Elle tenta de les ranimer, mais ils avaient visiblement pris des coups trop violents pour s´en remettre si vite. Sylvia appela les deux gardes restés dans la salle verrouillée. Elle n´obtint pas de réponse.
Un cri retentit au rez-de-chaussée. Terrifiée, la jeune femme dévala l´escalier quatre à quatre. En bas, devant les portes, six soldats se tordaient au sol en gémissant, comme écrasés par une main invisible.
- Fuyez, grogna l´un d´eux en apercevant Sylvia. Il est trop fort...
Elle ne l´écouta pas. Attrapant une torche, elle observa le hall. Pas d´Artus ici non plus. Elle sortit de la tour. L´aurore pointait déjà, colorant l´horizon de rose, tandis qu´une légère brise s´engouffrait dans les allées. Il n´y avait encore personne dans les rues.
Le glissement d´un manteau sur le sol fit sursauter la jeune femme. Elle lâcha sa torche et fit volte-face en un éclair, tirant ses poignards dans le même mouvement.
Seubal Artus se tenait au milieu des gardes cloués au sol, ses yeux bleus et perçants braqués sur Sylvia. Son manteau rouge se souleva et claqua dans une rafale de vent.
- Vous êtes en état d´arrestation, balbutia la jeune femme, la gorge nouée par la frayeur.
- Vraiment ? répondit le magicien d´un ton calme. Et c´est vous qui m´arrêtez ? Je crois que vous m´avez sous-estimé...
Sylvia prit conscience de son infériorité. Elle n´avait jamais imaginé qu´Artus fut puissant au point de mettre quinze hommes hors de combat en quelques minutes.
- Vous refusez de vous rendre ? parvint-elle à articuler.
- Tout à fait.
Soudain les peurs de la jeune femme furent balayées par une bouffée de colère. Elle tenait enfin, à portée de ses lames, celui qui avait anéanti toute son équipe ! Elle bondit sur lui et allongea le bras, l´une de ses dagues fendant l´air dans une parfaite ligne droite.
Artus sauta pour l´éviter, d´un geste presque négligent, et retomba dix mètres plus loin, le même air tranquille sur le visage. Sylvia se précipita à nouveau sur lui. Cette fois il n´essaya pas d´esquiver, se contentant de lever le bras.
La jeune femme entendit un sifflement derrière elle. Elle se pencha et évita tout juste une épée qui volait à travers la rue. L´arme poursuivit sa course jusqu´à se loger dans la main droite d´Artus.
- Vos hommes ne m´en voudront pas si j´emprunte leur matériel, j´espère ?
Le magicien avança et porta un coup d´estoc des plus classiques. Sylvia bloqua l´arme dans la garde incurvée d´un de ses poignards et frappa de l´autre. Son adversaire saisit son poignet et éloigna au dernier moment la lame qui filait vers sa gorge. Artus avait les bras écartés, rien pour protéger son corps. Sylvia en profita.
Tournoyant sur elle-même, elle décocha au magicien un coup de pied circulaire qui l´atteignit à la poitrine, le jeta sur les pavés et lui fit lâcher son épée. C´était l´occasion d´en finir. Elle bondit à nouveau, ses dagues s´abattant suivant deux courbes rapides. Artus tendit la main.
Un coup venant de nulle part enfonça le ventre de Sylvia. Un second la cueillit à la tête. Elle tomba par terre, sur le dos. Ses poignards s´échappèrent de ses mains. L´instant d´après, ils s´envolaient pour venir se poser sur sa gorge, prêt à s´enfoncer dans sa chair.
Artus s´approcha d´un pas nonchalant.
- J´ai gagné, je crois, dit-il. Conduisez-moi à votre père. J´ai un message pour lui, de la part du général Thul´lod.
Sylvia aurait sursauté sans les pointes qui menaçaient de la clouer au sol.
- Mais... fit-elle. Pourquoi n´être pas venu le voir tout de suite ? Pourquoi n´avez vous rien dit ?
- Avec notre arrivée dans cette ville, les événements se sont un peu précipités. J´ai dû affronter des nains, essayer d´empêcher le Prince de vous échapper, traquer des assassins... Il me fallait maintenant consulter les archives de toute urgence. Malheureusement, je n´ai rien trouvé.
- Et pourquoi nous avoir affrontés ? Pourquoi ne vous êtes-vous pas rendu ?
- D´abord, il m´eut été fort déplaisant de rencontrer votre père couvert de chaînes. Ensuite, vous aviez besoin d´une leçon. Ne sous-estimez jamais un magicien, et encore moins un mage de combat de Dümrist ! Vous auriez dû rester groupés ! Séparés comme ça, j´aurais pu tous vous tuer !
Sylvia déglutit avec peine. Il avait raison.
- Vous vous améliorerez, la rassura-t-il. Bon, nous avons perdu assez de temps.
Les dagues tombèrent. Les gardes, délivrés du sort, cessèrent de remuer et se redressèrent. Artus tendit la main à Sylvia pour l´aider à se relever.
- Vous me montrez le chemin ?